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09/11/2012

« Il n’est pas réaliste de lancer aujourd’hui le développement d’Ariane 6 »

 

 

Didier Lucas.jpgDirecteur général de l’Institut Choiseul, think-tank spécialisé dans les relations internationales, Didier Lucas est l’auteur d’une note stratégique « Quelle politique spatiale pour la France ? Donner plus d’espace à l’industrie » (juillet 2012). A dix jours de la conférence ministérielle de l’ESA (Agence spatiale européenne), qui doit décider du successeur du lanceur Ariane 5, il fait le point sur les grandes questions du secteur.

 

 

Combien de temps Ariane 5 peut-elle maintenir sa part de marché (autour de 50%) face aux concurrents russe (Proton, Angara), chinois (Longue Marche) ou américains (Falcon 9 de Space X)?

 

Didier Lucas : Ariane 5 est un succès incontestable. Il faut souligner les 51 lancements consécutifs réussis ce qui en fait le lanceur le plus fiable au monde. Quant au carnet de commandes, il permet de tenir encore quelques années, mais la question se pose de l’évolution ou du remplacement de ce lanceur. C’est une évidence, le durcissement de la compétition internationale nécessite d’anticiper les actions des compétiteurs étrangers. La compétitivité et la performance d’Ariane 5 ne sont pas mises en cause. Ce qui importe c’est surtout de faire le bon choix politique, technologique et financier, car il n’est pas acceptable qu’Ariane 5 perde des parts de marchés.

 

Le camp français se déchire entre partisans d’Ariane 5 ME (mid-life evolution), version musclée d’Ariane 5 qui passerait de 10 à 12 tonnes de charge utile, et un ceux d’un passage direct à Ariane 6. Ariane 5 ME vous semble-t-il un passage obligé vers Ariane 6 ?

 

Ariane 6 a pour objectif, très ambitieux, de réduire drastiquement le coût de possession par les Etats d’un système d’accès à l’espace. Cela passe par des ruptures au niveau des technologies et par une nouvelle organisation du secteur des lanceurs. Il n’est pas réaliste de lancer maintenant ce développement, car les mêmes technologies et la même organisation produiraient les mêmes effets. Il faut donc se donner du temps, car le développement d’Ariane 6 lancé sans le bon niveau de maturité pourrait conduire à des surcoûts et des retards non maîtrisés. Il faut se donner trois à cinq ans pour préparer les démonstrations qui permettront de lancer le programme Ariane 6.

C’est là qu’intervient Ariane 5ME. Ariane 5ME est une évolution d’Ariane 5 qui permet d’accroître la charge utile, et grâce au rallumage de son dernier étage, de placer chacun des satellites sur la meilleure orbite. Avoir rapidement la capacité de rallumer l’étage supérieur serait un atout car seuls les lanceurs américains et russes peuvent lancer les nouveaux satellites à propulsion électrique. Ariane 5ME a un double avantage. Premièrement, son développement est déjà très avancé, si bien qu’il est certain que l’Europe peut disposer d’un lanceur qui répond parfaitement aux attentes du marché en 5 ans. Deuxièmement, une grande partie des développements réalisés pour Ariane 5ME resserviront pour Ariane 6. En, effet, s’il y a bien une chose sur laquelle tout le monde s’accorde, c’est qu’Ariane 6 aura un étage supérieur rallumable.

 

Quelles sont les caractéristiques d’un futur lanceur européen compétitif ?

 

Il n’y a pas une réponse toute faite. Il est important que les parties prenantes se mettent autour d’une table pour faire le bon choix. Il conviendra de bien prendre en compte le coût de possession du système dès la conception, ainsi que le maintien d’un secteur des lanceurs viable et apte à garantir la pérennité d’un accès à l’espace. C’est un choix qui engage la France et ses partenaires européens pour plusieurs décennies. Il reste à préciser les contributions de ces partenaires et à définir les grands équlibres.

La France a dans le passé commis des erreurs stratégiques : je pense au programme d’avion spatial Hermès dans lequel nous sommes partis « la fleur au fusil », sans avoir les bons niveaux de maturité technologique. Le programme a été en restructuration permanente avant de disparaître furtivement…

 

Est-il politiquement envisageable de revenir sur le principe du retour géographique pour le futur lanceur ?

 

Le retour géographique est un mécanisme de l’Agence Spatiale Européenne qui permet à un état membre qui contribue à un programme d’avoir la garantie qu’il récupèrera sur son territoire un volume d’activité proportionnel à sa contribution. C'est un bon mécanisme quand il s’agit d’intéresser les Etats membres à investir dans des programmes en coopération (par exemple de grosses missions scientifiques), qui sont des exemplaires uniques.

Par contre, le système est pénalisant quand les produits réalisés en coopération, tels qu’Ariane, doivent être produits en série et être compétitifs sur le marché mondial des services de lancements. Politiquement, le sujet est bien sûr sensible. La dispersion géographique de la production d’Ariane en Europe induit, certes des surcoûts, mais le gros de l’activité reste concentré dans quelques pays. Il faut donc relativiser…

 

Comment mieux structurer la filière spatiale française et européenne, ajourd’hui répartie entre l’industrie, les agences spatiales nationales, l’ESA, la Commission européenne ?  

 

La filière spatiale française a d’abord, et avant tout, une finalité stratégique : l’accès à l’espace, le renseignement, les télécommunications sécurisées. Il se trouve qu’en Europe, le marché institutionnel est étroit et fragmenté, si bien que les industriels français pour avoir des volumes suffisants d’activité sont tenus de se battre sur les marchés commerciaux et export.

L’industrie spatiale française est la première du monde dans le domaine des services de lancement commerciaux, elle détient 40 % du marché des satellites de télécommunications et réalise près des 2/3 de son chiffre d’affaires sur les marchés commerciaux et export. C’est exactement l’inverse de ce que font des grands acteurs comme les Etats-Unis et la Chine où les marchés institutionnels sont considérables et fermés à la concurrence, si bien que leurs industriels sont peu présents sur les marchés commerciaux. C’est absolument essentiel de bien saisir cette différence.

L’organisation étatique en Europe reste trop complexe avec de nombreux acteurs : une simplification s’impose. Par ailleurs, l’industrie a affirmé qu’elle était prête à prendre d’avantage de responsabilités, et elle a fait des propositions dans ce sens.

Pour restructurer la filière spatiale, il faut donc, comme nous le proposons dans la note stratégique publiée par l’Institut Choiseul, mettre en œuvre une concertation permanente entre l’état et l’industrie afin de constituer une « équipe de France » mieux préparée pour coopérer en Europe et pour affronter les marchés commerciaux export. Cette concertation doit prendre en compte la dimension interministérielle de l’espace : recherche, défense, transport, environnement, ce qui induit une synergie forte avec le monde industriel. Le secteur spatial créé des emplois qualifiés et non délocalisables, et il a un effet de levier considérable sur de nombreuses activités. Il est urgent de se concerter car, face à la baisse prévisible des budgets, il va falloir mieux investir.

 

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