Proche-Orient

L'Iran veut faire Internet à part

Le Monde.fr | • Mis à jour le

Caricature iranienne : à gauche, l'Internet ouvert et ses usagers écolos et "google-isés". A droite, l'internaute "national", sa messagerie électronique locale (IrMail) et sa tenue militaire.

Jeudi 29 novembre, alors que les rebelles syriens avançaient dans les faubourgs de Damas, deux compagnies spécialisées dans le trafic Internet, Arbor Networks et Akamai, ont publié des données montrant que l'Internet s'était éteint à travers la Syrie à dix heures du matin. La coupure, qui touchait également les téléphones portables, a duré jusque dans l'après-midi du samedi 1er décembre. Selon le blog Cloudflare, elle a été provoquée par une modification du fonctionnement des routeurs qui distribuent le réseau à travers le pays (voir la vidéo ci-dessous).

Depuis le début de l'insurrection syrienne, en mars 2011, les Etats-Unis ont accusé à plusieurs reprises l'Iran de fournir au régime de Damas le matériel et l'entraînement nécessaires pour intercepter et perturber les communications des rebelles. Le fournisseur d'accès iranien Datak et la compagnie Syriatel, notamment, font l'objet de sanctions américaines depuis le mois d'avril.

Pourtant, si la coupure syrienne porte la marque d'ingénieurs iraniens, il faut croire que ces derniers n'ont pas transmis tout leur savoir-faire à leurs alliés. Durant ces trois jours, Damas n'a pu empêcher les rebelles de se parler, grâce à des téléphones satellites. Et l'ensemble des Syriens, qu'ils s'opposent au régime ou le défendent, ont été coupés du monde, indistinctement.

Cela ne serait pas arrivé en Iran, où le ministère de l'information a annoncé fin septembre avoir achevé le premier noyau d'un intranet fait par et pour les Iraniens, entièrement contrôlé par le régime et capable de fonctionner sans le Web mondial. Cet entre-soi, successivement baptisé "Internet national", "propre" ou "halal", puis "réseau de données national", regroupe l'essentiel des sites gouvernementaux et leurs services, les banques, les assurances, les grandes entreprises.

Quelques milliers de bâtiments administratifs y sont déjà connectés, selon l'ONG Freedom House. Quelques dizaines de milliers de fonctionnaires y surfent. Des écoliers l'essaient depuis plusieurs mois dans la région d'Ispahan. Le grand public n'y a pas encore accès. Selon le plan quinquennal en cours, 15 % des foyers doivent y être reliés d'ici à mars 2013, et 60 % d'ici à 2015.

  • Un rideau de fer descend-il sur le Golfe persique ?

Un Internet privé, qui remplacerait le réseau existant ? L'idée paraît absurde. On se demande si le guide suprême, Ali Khamenei, renoncerait à ses comptes Twitter (7 000 abonnés) et Instagram (1 100 abonnés) hébergés aux Etats-Unis. On écoute, incrédule, le président Mahmoud Ahmadinejad proposer, le 13 novembre, aux chefs d'Etat voisins, notamment ouzbek, turkmène et afghan, de rejoindre avec leur peuple l'Internet iranien, afin de "diffuser et promouvoir de sublimes, humaines et pacifiques pensées dans le cyberespace".

Le Guide Ali Khamenei est suivi par plus de 1000 personnes sur le réseau social américain Instagram.

L'armée des gardiens de la révolution a beau affirmer que l'"Internet national" protégera le pays d'attaques étrangères, la plupart des experts doutent qu'un tel système puisse fermer la porte aux virus malveillants. Ainsi, le plus fameux d'entre eux, l'américain Stuxnet, semble avoir été introduit pour la première fois dans le réseau fermé du centre nucléaire de Natanz (province d'Ispahan) à l'aide d'une simple clé USB infectée, abandonnée volontairement dans les locaux, qu'un employé a fini par brancher sur un ordinateur.

Au mois de mars, Barack Obama s'inquiétait de voir tomber un "rideau numérique" sur l'Iran, façon rideau de fer. Depuis, les autorités iraniennes ont affirmé à plusieurs reprises que "l'Internet national" et le Web mondial pourraient cohabiter. En attendant, elles étendent discrètement leur contrôle du réseau.

Lire : En Iran, la censure est un business comme les autres

  • Les petites mains dans les commentaires

Ainsi, depuis quelques mois, les Internautes iraniens ont la surprise de voir leur prose de plus en plus épurée par de discrets employés du ministère de l'information. Selon Mahmoud Enayat, créateur de Small Media, une société Internet basée au Royaume-Uni qui fournit une assistance technique aux activistes iraniens : "Le gouvernement demande de plus en plus aux fournisseurs d'accès de retirer précisément tel article sur tel site, et il met dorénavant la main jusque dans les commentaires, à la manière chinoise."

Autre signe, plus discret, de l'amélioration du contrôle de l'Etat sur le réseau : en février, mars et septembre, les services de Gmail et les VPN, ces systèmes sécurisés qui permettent d'accéder aux principaux sites bloqués par la censure, ont été interrompus pour la première fois. Les banques, qui utilisent les mêmes canaux informatiques sécurisés, n'ont pas subi de dérangement. C'est le signe d'une meilleure maîtrise de leurs outils par les censeurs.

  •  Un Internet à deux vitesses

Certains observateurs, comme Reporters sans frontières, craignent que les autorités ne cherchent à faire migrer les internautes du réseau global au réseau "national", en mettant en place un Internet à deux vitesses. D'un côté, l'Internet lent que tous les Iraniens connaissent, où la vitesse des connexions ADSL privées est limitée par la loi à 128 Kbps (kilobits par seconde), et ne dépassent parfois même pas les 6 Kbps, ce qui demande une patience plus que militante pour aller visionner un clip américain, publicité comprise. De l'autre côté : l'Internet national, plus rapide, mais entièrement sous surveillance. Ici, le clip américain n'est pas visible du tout. Le sachant et en en prenant son parti, on s'évite ce raffinement de torture lente : regarder durant des heures la barre de chargement de la vidéo avancer si lentement sur YouTube.

S'ajoutent à cela les régulières interruptions de communications, plus ou moins voulues par les censeurs, et le coût de l'abonnement : une connexion ADSL au réseau mondial coûte cher, entre 20 et 25 euros par mois. De même, une connexion par carte sur ligne téléphonique coûte un peu moins de 2 euros par heure.

  • "Passer rapidement d'un contrôle léger à un contrôle maximum"

L'Iran cherche à rapatrier le maximum de trafic Internet à l'intérieur de ses frontières, afin d'en être seul responsable. Tout d'abord, en stockant les données sur ses propres serveurs. La motivation de tels projets est sécuritaire, mais aussi économique. L'Iran, selon le patron du projet d'Internet national, Ali Hakim-Javadi, dépense "dix fois plus pour fournir de la bande passante vers l'étranger que pour assurer le trafic intérieur".

Téhéran tente également de faire rebaptiser le maximum de noms de domaines en ".ir" plutôt qu'en ".com". Cette extension est jugée dangereuse, car elle soumet les sites qui l'utilisent au droit américain et à son intrusif Patriot Act. Le site de partage Megaupload.com en a fait les frais en janvier, lorsqu'il s'est vu fermé sans recours possible par les autorités américaines.

Autre front : au cours de l'année 2012, l'Iran a réalisé de grands progrès dans sa capacité à analyser les flux d'information aux points de sortie du réseau vers l'extérieur, selon le dernier rapport de Freedom House. Notamment en perfectionnant ses méthodes dites "d'inspection profonde des paquets" (DPI), qui permettent d'identifier précisément quels types de messages passent d'un point à un autre (recherche Web, courrier électronique ou discussion vocale, par exemple), et de les modifier.

Pour Stéphane Bortzmeyer, tous ces progrès techniques doivent permettre au gouvernement de "passer rapidement d'un contrôle léger à un contrôle maximum" du réseau. Un dispositif qui se met en place de façon invisible. Rien d'étonnant, donc, à ce que de nombreux internautes iraniens ne remarquent pas, pour l'heure, tous ces changements.

  • Pendant ce temps, on rigole encore sur Internet

 Capture d'une vidéo humoristique diffusée sur une page Facebook, qui a valu à certains de ses contributeurs d'être emprisonnés ces derniers mois.

Tout porte à croire que l'Etat iranien, aujourd'hui, ne souhaite pas empêcher la petite dissidence virtuelle qui a remplacé le militantisme de rue, après la répression de 2009 et 2010. Les arrestations de blogueurs et d'activistes sont moins nombreuses cette année, les peines relativement plus légères, rappelle Sanja Kelly, directrice des recherches sur la liberté sur Internet de Freedom House. Pourtant, l'Etat se rappelle encore, de-ci, de-là, au bon souvenir des internautes avec une violence surprenante.

Ainsi ce jeune homme, appelons-le Ahmad. Il participait l'an dernier à une page Facebook potache. Il y blaguait l'imam Naghi, dixième imam des chiites, dont tous les écoliers d'Iran peinent à se souvenir lorsqu'ils récitent la liste des douze grands martyrs de leur histoire. Ahmad publiait des photos sur la page dédiée à l'imam, des vidéos pour "réhabiliter" cet oublié des croyants. En avril, le père de l'un des administrateurs de la page a été arrêté. Puis ce fut le tour de collaborateurs, puis celui d'Ahmad. La police avait pris leur blague très au sérieux. Ahmad a passé quatre mois en prison. Il a été libéré il y a deux mois. Depuis, ses amis à l'étranger sont sans nouvelle de lui : il semble ne plus toucher à Internet.

Le 3 novembre, le cas de Sattar Beheshti, un blogueur peu connu de 35 ans, mort après quatre jours de détention dans la prison d'Evin, a rappelé à tous que la cyberpolice était encore active. Fait sans précédent : face à la médiatisation de l'histoire de Beheshti, le chef de la cyberpolice à Téhéran a été limogé, a rapporté samedi la police iranienne.

  • A la poursuite du grand frère chinois

La Chine devrait devenir rapidement le premier marché au monde pour le commerce électronique (dianzi shangwu). D'ici à 2015, selon certains experts.

"Dans un futur idéal, le gouvernement iranien garderait l'Internet global pour les entreprises et les banques, et couperait l'accès aux citoyens ordinaires", affirme Reza Moini, responsable des affaires iraniennes chez Reporters sans frontières. Le pays mettrait en place un système à la cubaine, où seuls 3 % à 5 % de la population, un noyau fortement lié au régime, ont accès au réseau.

Freedom House évoque plus volontiers le modèle de contrôle de l'Internet chinois, plus subtil, qui cherche à évaluer l'humeur de la population, à censurer, voire à couper les communications localement en cas de grève ou de crise majeure, et à favoriser les entreprises locales en concurrence avec les géants de l'Internet américain.

A force de censure et de coupures de service plus ou moins orchestrées, la Chine a su favoriser, contre Twitter, son site de microblogging Weibo, et son moteur de recherche Baidu contre Google. Le régime a également profité du goût de ses internautes pour des services conçus par et pour les Chinois. Hélas pour les censeurs de Téhéran, on a rarement vu un internaute iranien afficher une telle préférence nationale.

En août, la création d'un moteur de recherche national iranien, baptisé Ya Haq ("Ô Dieu !"), a ainsi été annoncée à Téhéran dans l'indifférence générale. Quelques services de messagerie créés par l'Etat (mail.iran.ir) ou des entrepreneurs privés (new.Mihanmail, Sabamail, Mailfa), déjà en ligne, sont loin de rencontrer le succès. Les quelques utilisateurs de mail.iran reçoivent à l'occasion un message automatique, leur affirmant qu'il y a "un problème avec le certificat de sécurité de ce site". Dans les commentaires de sites d'information, de nombreux Iraniens moquent ces plateformes "inutiles" et forcément inféodées à l'Etat à leurs yeux. D'autres s'inquiètent de voir leurs données bancaires aisément volées sur ces plateformes mal fichues.

Selon Mahmoud Enayat, l'Etat n'a pas aujourd'hui les moyens de développer lui-même ces sites ou de convaincre un secteur privé relativement faible de s'y lancer : "C'est une chose de dessiner une messagerie pour quelques milliers de personnes, mais pour des millions ? La Chine a ces moyens. Je doute que l'Iran les ait jamais", dit-il.

En attendant, quelques entrepreneurs malins vendent déjà des connexions à l'Internet national. Des affiches publicitaires collées sauvagement dans les rues de Téhéran proposent un mégaoctet de données pour 7 500 tomans (moins de 5 euros). Mais cette offre est une arnaque : l'internaute curieux qui achète une carte se retrouve propulsé sur le Web normal. Iraniens, encore un effort...

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