Société

Jeffrey Rosen: Internet, oublie-moi !

Tribune L'individu est-il condamné à être isolé et surveillé?

Libération

La scène se passait il y a quelque temps chez Google. Selon son responsable des programmes publics, on demanderait bientôt à son entreprise et à Facebook de mettre en ligne les flux en direct des caméras de surveillance publiques et privées dans le monde, y compris celles qui sont installées sur des drones. Imaginez ce qui se passerait si Facebook répondait aux pressions et acceptait de poster ces flux afin qu’on puisse les rechercher en ligne et même archiver dans le nuage numérique les vidéos ainsi obtenues.

Une fois en place, ce système fonctionnant comme un circuit ouvert, n’importe qui pourrait se connecter à Internet, sélectionner telle ou telle rue sur le site cartographique de Facebook et zoomer sur un individu en particulier. L’utilisateur pourrait ensuite reculer pour suivre le chemin parcouru par cette personne depuis qu’elle est sortie de chez elle, ou avancer et découvrir où elle s’est rendue. En utilisant l’application intégrée de reconnaissance des visages, on pourrait également cliquer sur un passant déambulant dans n’importe quelle rue du monde, charger son image dans la base de données de Facebook afin de connaître son identité, et ensuite suivre tous ses mouvements.

Open Planet. Les caméras de surveillance se répandent dans les lieux publics. Il devient dès lors possible d’identifier et de surveiller pratiquement tous les citoyens. Imaginez ce qui se passerait si, dans un grand élan d’enthousiasme, Mark Zuckerberg lançait un nouveau système de surveillance permanente baptisé Open Planet. Or, Open Planet n’est pas un fantasme technologique. La plus grande partie de l’architecture nécessaire pour le réaliser existe déjà. Il est possible, grâce aux technologies existantes, de reconstituer les mouvements de quelqu’un vingt-quatre heures sur vingt-quatre - pour ce faire, il suffit de se servir des abonnements que vous utilisez dans les transports ou des informations transmises par vos téléphones mobiles et qui permettent de vous localiser, ces appareils constituant en quelque sorte des dispositifs de traçage des individus. Le député Vert allemand Malte Spitz a fait un procès à Deutsche Telecom et a ainsi récupéré six mois de données le concernant. En combinant ces données avec les informations fournies sur Internet par ses flux Twitter et ses consultations de blogs, le journal Die Zeit est parvenu à créer une carte montrant où il se trouvait durant ces six mois.

Pot aux roses. Quels sont les inconvénients d’un monde où tous nos déplacements publics peuvent être enregistrés, archivés et récupérés en permanence ? Le plus immédiat est l’impossibilité d’échapper à notre passé numérique. Prenons le cas de Stacy Snyder. En 2006, en Pennsylvanie, cette enseignante stagiaire de 25 ans a posté sur sa page une photo d’elle habillée en pirate et en train de boire dans un gobelet en plastique lors d’une fête, avec pour légende : «Pirate ivre». Ayant découvert le pot aux roses, son superviseur au lycée lui a déclaré que cette photo était «indigne d’une professionnelle». Quant au doyen de l’institut pédagogique de l’université de Millersville, il a considéré qu’elle faisait la promotion de l’alcool en s’exhibant ainsi virtuellement devant des élèves trop jeunes pour avoir le droit de boire. Alors qu’elle devait obtenir son diplôme quelques jours plus tard, il lui a refusé.

Stacy Snyder a porté plainte, au motif que l’université avait violé le premier amendement de la Constitution américaine en la pénalisant pour un comportement (parfaitement légal) adopté en dehors de ses heures de travail. Les tribunaux n’en ont pas jugé ainsi et elle n’est jamais devenue enseignante.

Quand les historiens de demain se pencheront sur les dangers encourus au début de l’ère numérique, il se peut que Stacy Snyder devienne une icône. Or, le problème qu’elle a rencontré n’est qu’un exemple parmi d’autres du défi qui, à grande ou à petite échelle, se pose pour des millions de personnes : comment vivre dans un monde où Internet enregistre tout et n’oublie rien, où toutes les informations biographiques et les consultations de blogs, par nous et à propos de nous, peuvent être stockées à tout jamais ? Ainsi, des sites comme Failbook, qui collationnent et partagent des révélations personnelles compromettantes sur les utilisateurs de Facebook, des photos et des conversations par tchats mal venus peuvent revenir hanter chacun de nous des mois ou des années après.

Tribunaux. Doit-il exister un droit à échapper à son passé sur Internet ? Aux Etats-Unis, les tribunaux répondent en général par la négative. S’il était administré par un gouvernement, on pourrait objecter au système Open Planet que c’est une façon d’enquêter sur notre personne et sur nos actes, car il révèle nombre d’informations sur nos mouvements. Toutefois, les tribunaux américains soutiennent que notre vie privée ne peut bénéficier d’une protection juridique dans les lieux publics. A l’inverse, l’Union européenne a proposé de reconnaître un droit à l’oubli sur Internet qui permettrait aux citoyens de demander que soient retirées non seulement les données qu’ils ont postées eux-mêmes, mais aussi celles qui portent sur eux - photos, notices biographiques ou tweets - mises en ligne par d’autres, même si elles ont été largement diffusées.

En Europe, les racines intellectuelles du droit à l’oubli sont à chercher dans le droit français. Celui-ci autorise en effet un condamné qui a purgé sa peine et a été réhabilité à s’opposer à la publication des faits ayant entraîné sa condamnation et son incarcération. Aux Etats-Unis, au contraire, la divulgation du passé criminel de quelqu’un est protégée par le premier amendement, ce qui a conduit Wikipédia à résister aux tentatives de deux Allemands condamnés pour avoir assassiné un acteur célèbre : ils voulaient faire retirer leur histoire de la page consacrée à cet acteur.

Débat public. Alors que l’UE débat des détails de cette proposition d’un droit à l’oubli, nous allons bientôt voir s’affronter les visions européenne et américaine de la liberté de parole et de la vie privée. Les Américains se préoccupent des inconvénients pour le débat public qui découleraient du droit pour chacun de supprimer ce qu’il veut à propos de lui sur Internet. […] A l’opposé, les Français, par exemple, estiment que les individus doivent pouvoir contrôler leur image sur Internet. Vu les difficultés inhérentes à une suppression sélective, ma conviction est que les solutions technologiques sont plus efficaces que les remèdes juridiques : Facebook, Google et Yahoo! feraient bien de mettre en place des «dates de péremption». Elles permettraient de préciser, quand on poste une photo, un texte ou un tweet, si on veut les rendre accessibles un jour, un mois ou un an. Quel que soit le parti juridique qu’on souhaite prendre, il est évident que comme nous butons tous sur les défis que pose le fait de vivre dans un monde sans oubli possible, il nous faut apprendre de nouvelles formes d’empathie, de nouveaux modes de définition de nous-mêmes sans référence à ce que les autres disent de nous, ainsi qu’être indulgents les uns vis-à-vis des autres pour les traces numériques que nous laissons derrière nous pour toujours.

Traduit de l’anglais (américain) par Jean-Luc Fidel

Dernier ouvrage : Constitution 3.0 (Brookings, 2011), non traduit.

Jeffrey Rosen au festival Mode d’emploi :

«Surveillance et sécurité / Comment concilier liberté et sécurité ?» Débat avec Alain Bauer. Le 29 novembre à 18 h 30, Hôtel de région, Lyon.

 
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mardi 20 novembre 2012

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