Sciences humaines

Femmes, le choix des armes

Martine Fournier

Mis à jour le 02/03/2012

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Profitant des combats féministes de leurs mères, plus éduquées, libérées du stigmate de l’infériorité féminine, les nouvelles générations revendiquent leur liberté de choix tout en affichant leur féminité.

Le formidable changement qui s’est produit dans la condition féminine depuis un demi-siècle est loin d’être anodin, et n’a pas fini de provoquer des remous. Après un assujettissement total plus que millénaire où elles furent entièrement vouées à la maternité et confinées à la sphère privée, exclues des études et de la citoyenneté, les femmes ont connu une spectaculaire émancipation depuis les années 1970.

Les luttes pour l’accès à l’égalité ont commencé voici deux siècles, au moment de la Révolution française. Mais c’est surtout au cours des quatre dernières décennies que la situation des femmes a radicalement changé. Les évolutions des sociétés démocratiques et de la science en constituent certains facteurs. Le puissant mouvement de libération féministe, à l’œuvre dans toutes les démocraties des pays riches dans les années 1970 a fait le reste.

D’une part, l’arrivée de la pilule et des moyens modernes de contraception, le droit à l’avortement (1975), sans compter le mouvement de libération des mœurs des années 1960, leur ont permis d’échapper à ce qui apparaissait comme un « destin biologique ». « Un enfant si je veux et quand je veux », proclamaient les féministes des années 1970…

D’autre part, les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail et dans la vie publique. Depuis les années 1960, l’augmentation de la population active a été presque exclusivement due à leur progression qui s’est poursuivie même pendant les périodes de fort chômage : aujourd’hui, elles en constituent plus de 47 %, en France, où quatre femmes sur cinq en âge de travailler ont un emploi.

Depuis les années 1970, dans la plupart des États démocratiques, les filles ont pris d’assaut les universités, où elles sont aujourd’hui plus nombreuses que les garçons (59 % en France). Elles ont investi les filières scientifiques. Certes minoritaires dans les écoles d’ingénieurs et dans les filières de mathématiques, leur présence est massive dans les secteurs de la médecine, de la biologie, du droit… Elles deviennent aujourd’hui médecins, vétérinaires ou avocates, des professions jusqu’il y a peu considérées comme des fiefs masculins.

 

Ne pas confondre principes et réalisation

Les démocraties modernes ont d’ailleurs accompagné et continuent de le faire ces mutations par des lois sur l’égalité des droits, dans le domaine public et privé – en ce qui concerne le travail ou le partage de l’autorité dans la famille – et contre les discriminations sexistes.

En ce début de XXIe siècle, on pourrait penser que les objectifs d’égalité des combats féministes ont été atteints. Pourtant, l’idéal égalitaire, prôné par les générations du baby-boom, qui laissait entendre que toutes les différences hommes-femmes découlaient de pratiques injustes et de discriminations, ne s’est pas vraiment matérialisé. Les inégalités de salaires (l’écart salarial hommes/femmes est de 20 % en France, à horaires équivalents), de représentation politique, le sexisme ordinaire ou les agressions plus violentes de la part de certains hommes, le différentiel quasi immuable du partage des tâches domestiques et éducatives sont devenus des sujets de préoccupation récurrents dans les médias et dans l’agenda des politiques. Il ne faudrait pas, prévient la politologue Camille Froidevaux-Metterie (1), confondre « le plan des préceptes et celui de leur réalisation ». Mais, constate-t-elle, « que l’on soit encore et encore obligé de défendre (ces droits), qu’il s’agisse souvent d’imposer leur réalisation, qu’il faille tout bonnement décider de les appliquer, dans tous les cas, c’est au nom de fondements jugés indiscutables par tous, y compris même ceux qui les bafouent (…). Le mouvement égalitariste se poursuit de façon irrésistible, fermement soutenu dans nos démocraties par un ensemble de principes consacrés par le droit. »

Affranchies des luttes qui ont mobilisé leurs mères et leurs grands-mères, et du stigmate de l’infériorité longtemps attribué à leur sexe, les nouvelles générations ont en fait le sentiment qu’elles sont libres de choisir leur existence, leur carrière, leur manière de s’approprier leur corps, celui de vivre leur sexualité et un jour de décider ou non d’être épouse, compagne, mère, ou de rester célibataire…


Un postféminisme très féminin

Comment définir l’ère du postféminisme dans laquelle nous sommes entrés aujourd’hui ? Elle offre en fait toute une diversité de modèles dans lesquels s’observent d’étranges mélanges : des étudiantes brillantes qui participent à des concours de beauté, des femmes carriéristes qui, pendant leurs loisirs, s’adonnent au tricot (dont les clubs prolifèrent) ou à des pratiques sexuelles débridées virtuelles ou réelles, des diplômées qui décident d’être mères au foyer, d’autres qui choisissent de cumuler travail et famille nombreuse (le nombre de couples avec trois enfants a augmenté en France ces dernières années), ou encore des filles musulmanes qui se voilent au nom du féminisme …

Au milieu de ce méli-mélo, plusieurs traits saillants émergent. Dans le domaine du travail comme dans celui de la sphère privée, les femmes semblent davantage attachées au choix de leur identité qu’à une stricte égalité des sexes, même si les inégalités demeurent toujours objet de scandale.

C’est ce qu’a montré par exemple le sociologue François de Singly dans une enquête sur l’inégalité du partage des tâches au sein des couples. « Pourquoi les femmes en font-elles toujours autant ? », se demandait-il dans L’Injustice ménagère (2). Sa conclusion, venue de la parole des femmes interviewées, était que certaines activités domestiques et éducatives conféraient à celles qui s’y livraient de bon gré des gratifications et des plaisirs, plus, en outre, un certain pouvoir dans le couple.

Il semblerait en fait que les nouvelles générations féminines assument et même revendiquent leur féminité. Il n’est que de constater le succès croissant, depuis une dizaine d’années, de séries comme Desperate Housewives, Ally McBeal ou Sex in the City… Et la vogue des magazines féminins prompts à étaler le look, les frasques ou les maternités des Madonna ou autres Angelina Jolie… Autant de petits récits médiatiques, d’images qui ne correspondent plus à ces schémas qualifiés de sexistes à l’ère du féminisme, où les protagonistes se plaisent à mettre à bas les tabous, et à exalter féminité et séduction dans une liberté totalement assumée.

Nouvelles bénéficiaires de la liberté et l’égalité, nombre de femmes donc n’en ont pas pour autant abandonné – loin s’en faut – leurs goûts féminins, leur désir de séduction, de maternité, et autres panoplies de la féminité.

C’est peut-être là tout le paradoxe des nouvelles générations qui ne manque pas de laisser perplexes sociologues, psychologues, anthropologues qui tentent de décrypter les évolutions – et les contradictions – de la femme contemporaine.

 

Des victimes manipulées ?

De tels constats provoquent les foudres de nombreuses féministes, égalitaristes des premiers combats des années 1970, aussi bien que des tenantes des courants post-gender qui prônent une déconstruction totale de la différence des sexes et des genres .

Dans son dernier essai, c’est en égalitariste radicale que la philosophe Élisabeth Badinter (3) s’en prend à l’idéologie de la mère parfaite qui serait devenue un nouveau modèle dominant. Elle dénonce une pression sociale qui tendrait à « remettre la maternité au cœur du destin féminin ». Les sociétés actuelles porteraient au pinacle le désir d’enfant, la figure de la mère allaitante et présente à plein temps auprès de sa progéniture, engendrant la culpabilité d’être une « mauvaise mère ». Des injonctions issues pour elle de la crise économique depuis deux décennies, dans laquelle les femmes paieraient le tribut de la récession des emplois, en étant invitées à rentrer à la maison. Une nouvelle fois surgit la menace d’un backlash, ce retour en arrière redouté et régulièrement dénoncé par les féministes, derrière lequel se profilerait le spectre d’un credo naturaliste, assignant les femmes à leur fonction exclusivement maternelle.

De leur côté, les théoriciennes de la mouvance postgenre, même si elles ne parlent pas toutes d’une même voix, dénoncent à leur manière l’« idéal » de la femme contemporaine. Selon l’universitaire britannique Angela McRobbie, « la production de la féminité “jeune” passe désormais par un afflux continu d’incitations à adopter diverses pratiques spécifiques, perçues à la fois comme progressistes et éminemment féminines (4) ».

La nouvelle « doxa égalitaire », qui a remplacé le règne du patriarcat, a permis aux femmes de se doter de capacités sociales, politiques, économiques. « La jeune femme agréable, pleine d’entrain, talentueuse et convenable qu’elle soit noire, blanche ou asiatique, est la jolie messagère du changement social. » Mais ne nous y trompons pas ! Le complexe mode-beauté, l’éducation et l’emploi, la sexualité assumée et la reproduction contrôlée ne seraient qu’une « version criarde, actualisée, marchandisée » des sociétés néolibérales globalisées qui tireraient le plus haut profit de cette nouvelle manne féminine « digne d’investissement ».

En définitive, les féministes de tout bord continuent de voir les femmes comme d’éternelles victimes manipulées, même si l’ennemi principal (5) aurait troqué son masque patriarcal contre celui d’un libéralisme aux dents longues… L’émancipation des femmes, leur autorisant une capacité de choix et d’autonomie, ne serait-elle qu’un leurre ?

 

Une féminité « naturelle » ?

Ce n’est pas l’avis de la psychologue Susan Pinker pour qui les femmes contemporaines pilotent leur vie en fonction de leurs goûts et de leurs choix. Cette psychologue canadienne avance que la différence des sexes s’ancre dans des spécificités issues de la nature. Un constat bien peu audible en France, et plus généralement dans le champ des études de genre qui mettent à distance les thèses naturalistes, en raison des justifications qu’elles peuvent apporter à la hiérarchie des sexes. La psychologie évolutionniste notamment attribue à l’évolution un rôle déterminant dans les différences hommes/femmes. Cette discipline est cependant considérée comme tabou dans l’Hexagone, accusée d’endosser les vieux oripeaux idéologiques justifiant la domination masculine. Quoi qu’il en soit, ces dernières années, les expériences se sont multipliées qui mettent en évidence des spécificités masculines et féminines dès la naissance notamment liées au rôle des hormones.

Qu’il s’agisse de fonctionnements intellectuels, de comportements sociaux, de sexualité, d’instinct maternel, les comportements masculins et féminins seraient biologiquement différenciés. Ce qui, précisent aujourd’hui la plupart des chercheurs, n’invalide en rien le rôle de la culture. En matière d’instinct maternel par exemple, l’anthropologue et biologiste Sarah Blaffer Hrdy a bien montré la complexité et la diversité des mécanismes qui attachent une mère à ses petits (6). Si la psychologie évolutionniste soutient l’existence de puissants motifs biologiques pour attester d’un instinct maternel, cette anthropologue qui s’inscrit dans ce courant cite le cas des nombreux infanticides pratiqués dans certaines sociétés humaines, ainsi que la pratique des abandons d’enfants, pour montrer que l’instinct maternel, chez les humains, est aussi une affaire de culture…

De fait, la diversité des femmes des sociétés contemporaines invite à la plus grande prudence, lorsque l’on parle de nature, de culture, de stéréotypes, ou encore de soumission au diktat des désirs masculins. À côté de femmes en proie à un taraudant désir d’enfant, on trouve des femmes qui ont décidé de ne jamais procréer ou de se consacrer entièrement à leur carrière professionnelle. Face aux coquettes, séductrices ou non, qui revendiquent leurs attributs féminins, s’affichent des filles viriles, des homosexuelles, des bisexuelles et toutes celles et ceux qui décident de transgresser les clivages de genre (7)...

 

L’avènement de la femme sujet

Ce brouillage dans les figures féminines contemporaines ne confirmerait-il pas que les femmes ont réellement acquis liberté et autonomie ? Selon C. Froidevaux-Metterie, de « femmes-objets » elles sont devenues aujourd’hui des « femmes-sujets », qui doivent construire et assumer, tout comme leurs compagnons d’ailleurs, leur manière « d’être au monde », avec leurs propres arguments et au sein des contraintes imposées par la société. Y compris ceux de la séduction et de la féminité, qui peut les ériger « au rang de sujets conquérants »… Toute la difficulté réside peut-être dans le choix des armes que l’on fera pour sa reconnaissance, que l’on soit femme ou homme au demeurant…

 

NOTES :

(1) Camille Froidevaux-Metterie, « Naissance de la femme contemporaine », Le Débat, n° 157, novembre-décembre 2009.
(2) François de Singly, L’Injustice ménagère. Pourquoi les femmes en font-elles toujours autant ? Les raisons de l’inégalité du travail domestique, Armand Colin, 2007.
(3) Élisabeth Badinter, Le Conflit. La femme et la mère, Flammarion, 2010.
(4) Angela McRobbie, « L’ère des top girls. Les jeunes femmes et le nouveau contrat sexuel », Nouvelles questions féministes, vol. XXVIII, n° 1, 2009.
(5) Pour reprendre l’expression d’un livre culte de la haute période du féminisme: Christine Delphy, L’Ennemi principal, t. II, Penser le genre, Syllepse, 2001.
(6) Sarah Blaffer Hrdy, Les Instincts maternels, Payot, 2002. Voir également la réponse de cette chercheuse au dernier livre d’Elisabeth Badinter en cliquant ici
(7) Virginie Despentes, King Kong théorie, Grasset, 2006.


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Commentaires

commentaires Il y a actuellement 1 commentaire, réagissez à cet article

Mythe de l'égalité déjà là...
Nina
-
le 20/02/2012
A lire cet article, on a l'impression que, ça y est, les femmes ont maintenant le même statut que les hommes ! Comment alors expliquer les différences de salaire ? Les innombrables violences sexuelles ?

Quant aux différences de comportement, innées, entre hommes et femmes... c'est vraiment très controversé.

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