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Thalys, le paradis du « réseautage » européen

Par Renaud Honoré | 18/10 | 06:00
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Lobbyistes, eurocrates, parlementaires, avocats : ils se retrouvent tous dans les wagons du Thalys. Un concentré de Bruxelles, où il est aussi facile de faire passer des messages que d'être victime d'oreilles indiscrètes.

L'ambiance est le plus souvent studieuse dans les wagons. Mais les habitués gardent un oeil pour repérer la présence des petits nouveaux, à l'affût d'une éventuelle rencontre intéressante. - Photo Gilles Rolle/REA
L\'ambiance est le plus souvent studieuse dans les wagons. Mais les habitués gardent un oeil pour repérer la présence des petits nouveaux, à l\'affût d\'une éventuelle rencontre intéressante. - Photo Gilles Rolle/REA

Le lobbying a ses règles. Quand une nouvelle recrue débarque à Bruxelles, Pierre lui donne deux méthodes infaillibles pour rencontrer sans rendez-vous, au débotté, un officiel européen. Après presque dix ans passés dans la capitale des Vingt-Huit à représenter les intérêts d'un grand groupe industriel, ce quinquagénaire souriant connaît toutes les ficelles du métier - comme exiger l'anonymat quand on parle à un journaliste. Pour tomber sur un eurocrate, il y a donc la méthode la moins coûteuse : faire les cent pas autour du rond-point Schuman - point névralgique du quartier européen, à la croisée du siège de la Commission et du Conseil - à l'heure du déjeuner, quand chacun cherche un sandwich ou un restaurant. Et il y a la plus coûteuse : acheter un billet de première classe du Thalys entre la capitale belge et Paris, dans un de ces trains qui vous permettent d'arriver à temps à la première réunion du matin. « Si vous voulez être dans les cercles de pouvoir, vous devez vivre là où vivent les officiels », glisse ce cadre avec un clin d'oeil.

Bruxelles est un tout petit monde, et le Thalys en est un concentré. L'oeil inexpérimenté n'y verra peut-être que du feu. Et, de fait, ils n'ont pas au cou l'une de ces accréditations qui leur permettent d'entrer sans encombre au Parlement européen, à la Commission ou dans le hideux siège du Conseil. Mais ils se côtoient si souvent qu'un regard sur le quai, un petit geste adressé depuis un des confortables sièges de la première classe leur suffit pour se reconnaître entre eux. Ils sont fonctionnaires, parlementaires, avocats, dirigeants ou lobbyistes du monde économique, et ils participent chacun, d'une manière ou d'une autre, à la grande machine à fabriquer des directives communautaires.

Tout ce que Bruxelles et Paris comptent d'élites européennes francophones est forcément amené à prendre à un moment ou à un autre ce TGV qui relie les deux capitales en à peine une heure vingt - du moins quand il n'a pas de retard. « Je fais partie des 100 plus importants utilisateurs », annonce fièrement un avocat spécialiste des cartels. Même François Hollande s'y est mis pour rejoindre les sommets européens, normalité oblige ! On peut également y croiser parfois le meilleur ami de l'exception culturelle, José Manuel Barroso. Comme ce 26 novembre 2010, où le président de la Commission européenne, de retour de Paris, resta pendu à son téléphone portable pendant tout le trajet. Plié contre la tablette de son siège, la main devant son combiné, le dirigeant portugais tente alors de ficeler discrètement les contours du plan de sauvetage de l'Irlande, en pleine tourmente financière. A l'autre bout du fil, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et Jean-Claude Trichet, notamment. Si ses voisins de Thalys avaient su... « Ce n'est pas quelqu'un qui parle fort, il a l'habitude de la discrétion », assure un membre de son entourage. Ces chuchotements forcés déboucheront en tout cas deux jours plus tard sur un plan définitif pour Dublin.

« Ferrer le contact »

Enfermé pendant une heure vingt dans un espace réduit, ce petit monde parle. Parfois avant même de monter dans le train, sur le quai de la gare. « C'est là que je rencontre des chefs de cabinet de la Commission européenne pour échanger des mots utiles qui me permettent de savoir ce qui est au menu des semaines à venir. C'est plus facile que de prendre son téléphone », raconte un avocat spécialiste du commerce international. Souvent, il n'y a pas besoin de plus d'une minute. Un petit clin d'oeil, une phrase glissée au-dessus du siège ou sur une des plates-formes du train. « J'ai besoin de te parler de quelque chose, je peux t'envoyer un mail ? » Le tout est de faire passer un message et de se faire remarquer, un point important dans une sphère saturée d'informations.

« Ce qui est utile, c'est de ferrer le contact. Il ne faut pas barber un officiel européen avec un long discours technique, il faut seulement attirer son attention pour ensuite pouvoir le voir plus longtemps », décrypte Pierre, le lobbyiste du grand groupe industriel. Parfois, ça marche, et plutôt bien. Dans la décennie précédente, une directive sur le secteur du transport a ainsi connu quelques petites retouches après un voyage dans le Thalys de Jacques Barrot. Celui qui était alors commissaire européen chargé du secteur s'était retrouvé face à un lobbyiste d'un grand groupe européen. La discussion avait rapidement roulé sur la fameuse législation en préparation, dont un point mineur posait problème à cette société. Hasard ou coïncidence, ce point épineux a finalement été mis de côté après cette brève conversation en TGV, qui avait été suivie d'un intense échange de mails...

Les habitués guettent la présence de petits nouveaux au sein du wagon. Qu'un cadre dirigeant d'un grand groupe fasse pour une fois le voyage, et il y aura forcément à un moment donné un avocat curieux et intéressé pour le saluer. « Que fais-tu là ? » C'est peut-être une opération de concentration qui se prépare et qu'il faudra notifier à la Commission, une réglementation qui cause du souci à l'entreprise. « Cela permet de garder le contact avec le client, en se renseignant sur les sujets qui montent chez eux. Parfois, on peut en profiter pour faire un petit développement commercial », sourit un avocat. Et si rien d'urgent ne se profile, il est toujours temps de prendre des nouvelles de la famille du dirigeant, de ses prochains week-ends sous des contrées plus ensoleillées que Bruxelles.

De l'art de bien choisir son train

Bien sûr, pour faire les bonnes rencontres, il ne faut pas se tromper de train. Certes, à onze heures du matin, la probabilité de tomber sur une huile européenne n'est pas nulle. Mais, à ce moment de la journée, il y a tout autant de chances de se retrouver à côté d'un exilé fiscal, héritier d'une grande famille industrielle française, hurlant au téléphone dans tout le wagon qu'il « faut penser à sortir trois perdrix et le Château Latour » en vue de la chasse du week-end. Son voisin de train s'en amuse encore.

Non, si chasse à l'eurocrate il y a, alors mieux vaut arpenter les Thalys Bruxelles-Paris du vendredi soir, après 17 heures, quand de nombreux Français de la Commission rentrent chez eux. « Ceux-là, il faut les réserver très en avance », constate l'un d'entre eux. Même phénomène le dimanche soir, dans l'autre sens. Mais l'idéal est d'attraper un train dès potron-minet en semaine. « Le 7 h 13 ou le 7 h 37 entre Bruxelles et Paris, ce sont de loin les plus courus », tranche un habitué. Certains voyageurs se croisent tous les jours sans se parler, avant de faire connaissance dans un dîner en ville. « On s'est déjà vu dans le 7 h 13, non ? »

L'univers évoque un tantinet le monde du travail des années 1960. On voit bien quelques femmes ici et là, mais les hommes continuent de dominer la scène. Les fameuses « minorités visibles » ne le sont guère, sauf parmi le personnel de bord. Une assemblée d'hommes blancs de 35 à 55 ans donc, qui arborent tous le costume sombre de rigueur. Ce ne sont toutefois pas les « Mad Men » tirés à quatre épingles de la série télévisée, la cravate n'étant pas forcément obligatoire dans le microcosme bruxellois. Le bouton de manchette élégant signe la présence d'un avocat.

L'ambiance est studieuse le plus souvent. Après tout, la nuit vient à peine de s'achever. En arrivant, chacun s'est précipité sur les journaux distribués à l'entrée de la première classe. Avec une préférence pour le « Financial Times ». La Grande-Bretagne refuse obstinément d'entrer dans l'euro et menace même de quitter l'UE, mais le quotidien économique de la City reste malgré tout la bible des élites européennes.

Voir réuni dans un tel périmètre un concentré de Bruxelles a donc ses avantages. Mais ce n'est pas sans présenter quelques dangers. Qu'un bandit de grand chemin prenne le wagon d'assaut comme les diligences d'autrefois, et il repartirait les bras chargés de tous les petits secrets économiques du continent - voire avec un paquet d'argent les jours où l'ancien ambassadeur Boris Boillon prend le train... « Je garde toujours mes affaires prudemment contre ma jambe », assure un avocat. « Pour moi, le Thalys, c'est sudoku et mots croisés, j'ai trop peur de me faire espionner », ajoute un lobbyiste. José Manuel Barroso réserve, lui, quasi systématiquement le petit salon privatif de fin de rame pour pouvoir préparer discrètement ses rendez-vous parisiens - sauf quand il s'agit de sauver l'Irlande visiblement.

Les raisons objectives de s'inquiéter des oreilles ou des yeux indiscrets ne manquent pas. Il y a quelques années, un fonctionnaire européen n'avait rien trouvé de mieux que de travailler dans le Thalys sur un gros dossier de concurrence traité par la Commission. Il aurait alors mieux fait de se retourner et de constater qu'un journaliste était assis juste derrière lui. Le lendemain, quand ses chefs avaient vu une agence de presse anglo-saxonne faire ses gros titres sur les griefs de Bruxelles sur ce dossier de concurrence, le malheureux eurocrate avait failli perdre sa place. D'autres ont également en tête le reportage de France 2 passé en 2010, où un ingénieur avait montré que farfouiller sur l'ordinateur d'un voyageur connecté au wi-fi Thalys était aussi simple que de composter un billet.

La plupart des avocats en ont tiré les leçons qui s'imposent : interdiction de se connecter au wi-fi du train ! D'autres se sont procurés des filtres pour leur écran d'ordinateur, qui interdisent à ceux n'étant pas strictement en face de voir quoi que ce soit. Mais tout le monde n'a pas cette prudence. Il y a encore quelques semaines, un chef de cabinet à la Commission européenne avait laissé sur sa tablette, alors qu'il était aux toilettes, un épais dossier barré d'un gros « CONFIDENTIEL ». « Je n'ai pas connaissances de règles spécifiques de notre direction de la sécurité pour les voyages en Thalys », avoue un officiel européen. C'est la preuve que l'option numéro deux de Pierre, le lobbyiste du groupe industriel, si elle est plus chère que la première, rapporte en tout cas beaucoup plus : on n'a jamais vu un eurocrate affamé divulguer des secrets en cherchant un sandwich.

Renaud Honoré
Bureau de Bruxelles

Les points à retenir
Tout ce que Bruxelles et Paris comptent d'élites européennes francophones est forcément amené à prendre à un moment ou à un autre le TGV qui relie les deux capitales en à peine une heure vingt.
Un petit clin d'oeil, une phrase glissée au-dessus du siège ou sur une plate-forme du train suffisent parfois à faire passer un message ou influencer un arbitrage.
Les raisons objectives de s'inquiéter des oreilles ou des yeux indiscrets ne manquent pas. Dans un récent reportage télévisé, un ingénieur a démontré qu'espionner l'ordinateur d'un voyageur connecté au wi-fi Thalys était un jeu d'enfant.

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