Santé

Grève des sages-femmes : "Notre quotidien n'est pas rose layette"

Le Monde | • Mis à jour le | Par

Les sages-femmes sont en grève illimitée depuis le 16 octobre.

Il est 9 heures quand Hélène, 28 ans, regagne son pavillon de la banlieue sud parisienne. Pendant ses douze heures de garde, la jeune femme a réalisé cette nuit-là dix accouchements, dont un avec complications. Seule, Hélène a dû "faire la manœuvre en urgence" pour dégager les épaules coincées du nouveau-né avant que le médecin de garde n'arrive, quinze minutes plus tard. Pourtant, sur la manche de sa blouse rose pâle, la sage-femme avait glissé cette nuit encore un brassard portant, tracée au feutre noir, l'inscription "en grève". Une "grève invisible", lâche dans un soupir celle qui se dit "usée, épuisée et méprisée".

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Depuis cinq ans pourtant, la jeune femme exerce la profession qu'elle a "toujours rêvé de faire". Après une première année de médecine générale obligatoire, cette native de Montpellier avait réussi à se hisser à un bon rang dans le classement du numerus clausus. "J'aurais pu choisir de devenir dentiste, après tout, on considère plus comme un médecin celui qui soigne vos caries que celle qui met au monde vos enfants", ironise-t-elle, amère. Après ses quatre années de spécialisation – l'Etat ne reconnaît pourtant que trois de ces cinq années d'études aux sages-femmes – elle est embauchée dans un hôpital de la banlieue parisienne qui pratique quelque 5 000 accouchements par an.

"LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE"

Depuis, elle enchaîne les journées de douze heurescourir du matin au soir et du soir au matin" en salles d'accouchements, mais aussi à mener des consultations gynécologiques, des suivis de grossesse, ou encore des préparations à l'accouchement. "L'image d'Epinal, c'est qu'on fait le plus beau métier du monde, que notre boulot, c'est de passer notre temps avec de magnifiques bébés et de tenir la main des mamans, mais notre quotidien n'est pas rose layette", explique la jeune femme, qui rappelle qu'elle a "chaque jour entre [ses] mains la vie de femmes et de leur nouveau-né". "Aider à donner la vie, accompagner la mort, ce sont des actes lourds au niveau psychologique."

Mais au-delà de la pénibilité du travail, Hélène souffre surtout du "manque de reconnaissance" de la profession. "S'entendre dire chaque jour, 'ah l'infirmière est là, le docteur ne devrait pas tarder', c'est épuisant", raconte-t-elle. "On me demande souvent 'vous avez fait un CAP pour devenir sage-femme ?'"

Dans les hôpitaux, les sages-femmes réalisent pourtant 80 % des accouchements, dès lors que les patientes ne présentent aucune pathologie. Méconnues du grand public même si tous les parents ont eu affaire à elles, les sages-femmes sont également compétentes pour suivre médicalement, de la puberté à la ménopause, les femmes qui ne présentent pas de risque particulier, et ont même un droit de prescription, notamment de la contraception, au même titre qu'un gynécologue.

Une sage-femme procède à un examen de suivi de grossesse, à la maternité de Caen.

Mais si le code de la santé publique définit les sages-femmes comme une profession médicale, à l'image des chirurgiens-dentistes et des médecins, "dans les faits, nous sommes considérées à l'hôpital comme du personnel paramédical, sans indépendance et avec le salaire qui va avec", résume Hélène.

Malgré des horaires lourds, des gardes de nuit et de weekend très contraignantes, le traitement net mensuel d'une sage-femme de classe normale dans la fonction publique hospitalière est de 1 621 euros en début de carrière et de 2 691 euros en fin de carrière, primes et indemnités comprises. Il n'y a par ailleurs pas de revalorisation entre 45 et 62 ans.

Un salaire "correct", estime Hélène, mais "injuste, quand on le compare aux autres professions du monde de la santé". "On gagne moins qu'un infirmier anesthésiste et, à statut égal, trois fois moins qu'un médecin et quatre fois moins qu'un dentiste", explique la jeune sage-femme, qui s'agace de voir que "dans le même temps, on nous tient pour responsables de tous nos actes et qu'on peut être poursuivies en justice pour ça." 

"QU'EST-CE QU'ON DEVRAIT FAIRE POUR ÊTRE ENTENDUES, JETER DES PLACENTAS ?"

Devant ce sentiment d'être le "larbin des maternités", Hélène s'est mise en grève illimitée dès le 16 octobre, date à laquelle six organisations de santé ont appelé à une mobilisation générale. Selon le dernier recensement de l'Organisation nationale des syndicats de sages-femmes (ONSSF), 95 % des maternités parisiennes et 70 % des maternités françaises étaient touchées cette semaine par le mouvement."La mobilisation est très importante et pourtant personne n'est au courant, qu'est-ce qu'on devrait faire pour être entendues, jeter des placentas ?" s'exaspère Hélène, qui reconnait qu'elle "ne tiendra pas comme ça toute sa vie."

Les sages-femmes défilent pour réclamer une revalorisation de leur travail et la "reconnaissance des professionnels de la naissance".

Alors pour au moins "être vues", les sages-femmes – elles sont plus de 23 000 en France – ont décidé l'organisation d'une manifestation nationale, jeudi 7 novembre. A Paris, quelque 4 000 d'entre elles ont défilé jusqu'au ministère de la santé et défendre " le même statut que les autres professions médicales à l'hôpital ", et leur reconnaissance comme "praticien de premier recours".

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"L'INTÉRÊT DES FEMMES"

Car, derrière ces revendications, "c'est surtout l'intérêt des femmes que nous essayons de défendre", explique Anne, 37 ans, sage-femme à Nantes, en grève depuis dix jours. En quinze ans, Anne a vu sa profession évoluer, de nombreuses petites maternités fermer, et les hôpitaux, devenus des "usines à bébés", dotés de moins en moins de moyens. Sur cette même période, la France est passée en matière de mortalité infantile du septième rang européen en 1999 au vingtième en 2009, sur trente pays, notait en 2011 la Cour des comptes (PDF), qui recommandait déjà un renforcement du rôle des sages-femmes dans la chaîne de soins.

"Aujourd'hui, qualifier les sages-femmes de praticien de premier recours, ça veut dire que les femmes qui ne présentent pas de risques particuliers pourraient être suivies toute leur vie par des sages-femmes", explique Anne. Une étape "indispensable pour la santé et le confort des femmes" selon elle, à l'heure où l'équation démographique médicale se complique, et où les gynécologues sont de moins en moins nombreux. "Les médecins n'auraient plus qu'à suivre les femmes qui présentent des pathologies, et leur assurer ainsi un meilleur suivi", explique encore Anne. "L'idée n'est pas d'être en concurrence avec eux, mais bien de permettre une meilleure répartition des patientes et une meilleure efficacité".

Une étude menée par l'ONG Cochrane (PDF) confirme d'ailleurs que "les femmes qui bénéficient de soins dispensés par une sage-femme tout au long de leur grossesse jusqu'à l'accouchement sont moins susceptibles d'accoucher prématurément et ont nécessité moins d'interventions pendant le travail et l'accouchement". Un système déjà appliqué dans de nombreux pays, notamment en Grande-Bretagne ou en Suède, et qui présente en outre des intérêts économiques. La mise en place de soixante "maisons de naissance", entièrement gérées par des sages-femmes pour prendre en charge les grossesses sans risque, permettrait ainsi à l'Etat d'économiser quelque 7 millions d'euros chaque année, selon la Cour des comptes. 

Les sages-femmes manifestent jeudi 7 novembre à Paris pour exiger une reconnaissance de leur travail et montrer les réalités du "plus beau métier du monde".

"RELIQUAT DE L'INÉGALITÉ ENTRE HOMMES ET FEMMES"

Mais qu'elles mettent en valeur les arguments économiques ou de santé publique, les sages-femmes ont l'impression de n'être "jamais entendues". Symbole de ce "mépris" que plus de 300 sages-femmes ont raconté dans un appel à témoignages, l'absence complète de leur profession dans le plan de périnatalité 2014 présenté par la ministre de la santé, Marisol Touraine.

Pour Adrien, 26 ans, qui fait partie des 2 % d'hommes à exercer cette profession, ce manque de reconnaissance s'explique par un "problème de genre". Malgré sa blouse rose pâle facilement identifiable, les patientes de l'hôpital de Saint-Denis où Adrien travaille l'appellent toutes "docteur" quand elles le voient entrer dans leur chambre. A une époque où la parité est un principe fondateur de la république, Adrien voit dans cette différence d'image et de statut le "reliquat des discriminations entre hommes et femmes d'un autre temps".

Dans ce "métier de femmes pour les femmes", "on nous a longtemps inculqué la soumission au corps médical", affirme le jeune homme. Mais l'évolution de la société, du métier, et "le fait que les sages-femmes font de plus en plus d'études et gagnent en compétences" devraient, selon lui, conduire à faire reconnaître pleinement le statut de "praticien hospitalier".

Lire : Les chefs de service des maternités parisiennes soutiennent les sages-femmes en grève

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