Si chacun se rappelle où il était le 11 septembre 2001, qui se souvient que, il y a dix ans, les pays européens étaient majoritairement dirigés par des gouvernements sociaux libéraux ? Quelques mois avant l’effondrement des tours du World Trade Center, le Conseil d’analyse économique publiait un rapport qui présentait le plein-emploi comme un objectif atteignable. Grâce à la «nouvelle économie», la reprise semblait durable. «Le bilan est bon», se plaisait à répéter notre Premier ministre. Il n’y avait plus qu’à attendre le printemps 2002 pour que celui-ci soit élu président de la République, et qu’ainsi «l’Europe rose» prenne encore un peu plus forme.

Nous voici aujourd’hui avec la quasi-totalité des gouvernements européens dirigés par des partis de droite, une extrême droite florissante, un chômage toujours aussi persistant, des taux d’endettement public records, une zone euro en danger, une solidarité européenne ébranlée et une situation sociale explosive, comme viennent de le rappeler les riots en Angleterre. Que s’est-il donc passé en dix ans ?

Il est probable que nous ne commencions à comprendre que maintenant ce qui nous est arrivé, à nous, Européens, après que les deux avions de ligne ont percuté les Twin Towers.

Les Américains savent que leur «nouveau Pearl Harbor» les a fait basculer dans une décennie de guerre contre le terrorisme, avec son lot de dommages collatéraux et de politiques liberticides, accompagnée d’une tentative de redéploiement d’un nouvel ordre géopolitique et énergétique mondial. Malgré des appels à une riposte modérée, les pays de l’Union européenne ont eux aussi basculé un à un dans ce monde de «l’après 11-Septembre», caractérisé par une politique de la peur et l’idée d’un «conflit des civilisations» insoluble. Les «menaces terroristes» de l’extérieur et les «problèmes d’intégration» minant nos sociétés de l’intérieur ne devenaient alors plus que les deux faces d’une même médaille, ouvrant la voie à un programme politique devenu limpide dès lors que le vieux continent se trouva lui aussi frappé par le terrorisme islamiste et par des émeutes dites «raciales». Après les attentats du 11 mars 2004 à Madrid, la lutte contre le terrorisme et les réformes sociétales constituèrent les priorités du premier mandat de Zapatero. A la suite des émeutes de Bradford en 2001, puis des attentats du 7 juillet 2005 à Londres, se développa au Royaume-Uni une société de la surveillance et de la suspicion généralisée, marquée par un renforcement du pouvoir exécutif et de l’arbitraire policier. Le multiculturalisme semblait désormais voué à l’échec, puisque les suicide bombers étaient nés sur le sol anglais. Et les riots du mois d’août dernier n’ont fait que confirmer l’existence d’une «poche franchement malade» à éradiquer par le bâton de la big society.

Chez tous les voisins européens, l’heure fut bientôt à la «tolérance zéro» et à la remise en cause des politiques dites «d’intégration». Sous l’influence des membres du Parti populaire européen, les institutions de l’UE firent une priorité de la lutte contre «le terrorisme», alors même que l’on fait difficilement plus flou et malléable comme catégorie. Nos gouvernements se mirent à imaginer des complots - celui «de la ricine» au Royaume-Uni - et à s’inventer des terroristes - ceux «de l’ultra-gauche» en France. Notre pays, pour avoir connu une vague d’attentats islamistes au milieu des années 90, fut particulièrement sensible à cette évolution. Après tout, si l’attentat contre le vol Alger-Paris du 24 décembre 1994 avait été mené à son terme par les terroristes du GIA, Paris aurait pu être, avant New York, la première capitale à être frappée par des avions civils détournés. C’est ainsi que le débat public français a été saturé depuis dix ans par le «problème des banlieues», le «spectre du communautarisme», la «menace de l’islamisme», récemment relayée par celle des Roms, et in fine par la question de «l’identité nationale» avec comme point d’orgue les émeutes de 2005. Dix ans durant lesquels l’ethnique et le culturel ont primé sur l’économique et le social ; l’insécurité et la peur, pris le pas sur la liberté et l’égalité.

Telle est la bombe à retardement du 11 Septembre : la relégation généralisée de la question sociale dans des sociétés officiellement en lutte contre la terreur, la délinquance et le crime, incarnés fantasmatiquement en Europe par le jeune homme arabe ou noir, alors que ces dix dernières années, les inégalités n’ont fait que croître. Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de revenus, est passé en France de 0,27 en 2001 à 0,30 en 2010 - un niveau que cet indicateur n’avait plus atteint chez nous depuis la fin des années 70. Depuis 2002, le nombre de pauvres en France a augmenté de manière continue, jusqu’à atteindre aujourd’hui un niveau historique (8,2 millions en 2009), tandis que la hausse constante des revenus du patrimoine a permis aux plus riches de s’enrichir plus encore. Dans le même temps, tandis que seulement 4,7% des Britanniques étaient convaincus en 1999 qu’il était nécessaire que les revenus soient plus égaux dans leur pays, ils étaient 12,9% en 2006.

Dans la plupart des pays d’Europe les classes moyennes éclatent, les difficultés d’accès à un emploi stable des jeunes persistent et les frustrations s’aggravent, fruit d’une tension entre l’aspiration à un accès minimal à la consommation et la stagnation des salaires. L’écart entre les pauvres et les riches est de plus en plus grand et la jeunesse d’origine immigrée qui peuple nos pays aujourd’hui est la première génération à n’avoir pratiquement pas bénéficié de la manne des Trente Glorieuses, y compris via leurs parents. Ce qui implique aussi que, statistiquement, le pauvre a plus de probabilité d’être jeune, arabe ou noir.

Ben Laden enfin liquidé, les Américains se réveillent dix ans après le 11 Septembre avec la gueule de bois, des finances exsangues, un taux de chômage record, et à la merci des agences de notation. Quoiqu’en disent nos dirigeants, nous n’allons pas beaucoup mieux qu’eux : la Grèce s’embrase, les Indignés espagnols envahissent les places publiques, les émeutiers saccagent les boutiques londoniennes… Comme il y a dix ans, au printemps, aura lieu dans notre pays une élection présidentielle. L’occasion pour la gauche de reprendre une main tranchée un certain 21 avril 2002. Mais une question se pose à elle plus que jamais : «Qu’avez-vous fait de ces dix ans ?»

Fabien TRUONG enseigne la sociologie à Paris-VIII et Gérôme TRUC enseigne à l’université de Versailles-Saint-Quentin