[Article publié dans le hors-série de Libération «11 Septembre 2001- 11 septembre 2011»]

C'est là qu'il faut commencer. Aux abords du trou géant. Les yeux piqués par la poussière qui virevolte au moindre mouvement des grues. Certes, trois tours en verre sont en train de pousser vers le ciel, l'une est même presque terminée. Les deux piscines du mémorial jouent avec les reflets du soleil d'été. Mais l'impression de vide est toujours là. Immense, presque oppressante.

«C'est un peu bête, mais à chaque fois que je suis ici, j'ai toujours cette image dans la tête. Comme si une météorite s'était abattue sur la ville, dit un officier du NYPD, la police de New York, debout près des grillages. Un peu comme si ce qui nous est arrivé était à peine imaginable. Quand j'y repense, je me dis que c'était totalement irréel.» Dix ans après, Ground Zero reste l'épicentre de toutes les émotions. Le lieu où «l'on vient se confronter à la réalité», comme dit un passant. Un lieu où l'on vient se recueillir aussi, où l'on pleure toujours devant les listes de noms des victimes qui s'affichent sur des drapeaux plaqués à même les murs. Impossible d'être ici par hasard. Le «trou» est à jamais associé à ces images de deux tours percutées de plein fouet par deux avions, et qui s'effondrent lentement, l'une après l'autre, au cœur de Manhattan.

Une décennie plus tard, la reconstruction est en cours mais les New-Yorkais n'ont rien oublié. «Moi, je ne sais pas ce que je vais faire pour cet anniversaire, je n'ai pas envie d'en parler et je vais certainement rester chez moi, assure Norma Hernandez, qui travaille dans l'immeuble de la poste, à l'ombre des tours jumelles qui ne sont plus. J'étais ici le 11 septembre 2001. Je n'ai pas vu les avions mais je les ai entendus. Et après, de ma fenêtre, j'ai vu les tours en feu et les gens sauter dans le vide. On a mis plus d'un an à retrouver nos bureaux et beaucoup plus à essayer d'avoir une vie normale. Aujourd'hui encore, j'y pense tous les jours. Je sursaute dès qu'il y a un coup de tonnerre. Bien sûr que je suis contente qu'on ait reconstruit et que l'on montre aux terroristes qu'ils n'ont pas gagné. Mais est-ce que j'ai moins peur ? Pas vraiment.»

Le temps a passé, mais New York garde sa cicatrice. Il y a quelques mois pourtant, l'annonce de la mort d'Oussama ben Laden avait provoqué de larges manifestations de joie dans les rues autour de Ground Zero, rassemblant une foule qui disait vouloir clore un chapitre douloureux avec le décès du chef terroriste. Et profiter du dixième anniversaire des attaques pour essayer de se tourner vers le futur. A l'approche des cérémonies, les sentiments sont plus partagés.

Un univers singulier, entre balade touristique et lieu sacré

A la chapelle Saint-Paul, qui était devenue le refuge des pompiers et des volontaires dans les jours qui ont suivi la catastrophe, Jim Preston, un professeur d'histoire originaire de Brooklyn, assure que «c'était illusoire de croire que la disparition de Ben Laden allait soudain nous permettre de tout effacer de nos mémoires». Tous les ans depuis dix ans, l'enseignant, qui habite désormais dans l'Ohio, se rend en «pèlerinage» au World Trade Center. «Il ne faut jamais oublier que ce qui s'est passé ici est une tragédie nationale et planétaire, poursuit-il. Aucune ville n'a connu de traumatisme plus important dans l'histoire récente. L'Amérique a compris qu'elle n'était plus intouchable et qu'elle pouvait être attaquée sur son sol. Aujourd'hui, nous sommes encore en guerre en Afghanistan et en Irak à cause de ces attentats.»

En dix ans, le «trou» est en réalité devenu un endroit à part. Un univers singulier, entre balade touristique pour les uns et lieu sacré pour les autres. Notamment pour les milliers d'ouvriers qui se sont relayés mois après mois pour rebâtir. A la mi-journée, casques sur la tête et tee-shirts fluorescents, ils envahissent Trinity Place, au sud de Ground Zero, et viennent acheter des cigarettes au rabais à des vendeurs chinois qui se baladent avec des gros sacs en bandoulière (le paquet de cigarettes est à plus de 13 dollars - 9 euros -à New York).

«En fait, quand on arrive ici, c'est comme une ville dans la ville, assure Paul, un soudeur du nord de l'Etat, qui a commencé à travailler sur le chantier dès les premiers jours. On n'est plus tout à fait à New York, on est à Ground Zero. Moi je suis fier d'être là. Pour chacun d'entre nous, c'est bien plus que des tours qui se relèvent, c'est l'Amérique qu'on reconstruit dans la poussière du World Trade Center. Dans ma famille, on est soudeurs de père en fils. Et je compte bien faire venir mon fils ici pour qu'il voit ce qui s'est passé. C'est ça le message qu'on fait passer à Al-Qaeda : vous pouvez nous attaquer, on se relèvera toujours.»

«A ceux qui sont tombés et à ceux qui continuent»

Un peu plus loin, sur Liberty Street, la caserne numéro 10 était aux premières loges quand les avions ont frappé. Sur l'un de ses murs de brique, une fresque en bronze de plusieurs mètres représente le carnage, pompiers en action dans un paysage dévasté, face à des tours en feu. Avec ces mots : «Dédié à ceux qui sont tombés et à ceux qui continuent.» La caserne a perdu six hommes, auxquels un mausolée est dévolu à l'intérieur. Avec leurs portraits et leurs noms inscrits à jamais dans le béton. Un orchestre répète les morceaux prévus pour les cérémonies à venir.

Casquette sur la tête, un pompier dit qu'il n'est pas autorisé à parler aux journalistes. Puis il se dirige doucement vers la barrière qui lui bouche l'horizon, juste devant les arbres que l'on commence à planter pour combler le trou géant. «Pour tous les pompiers, ce qu'il y a ici est un sanctuaire, dit-il doucement, la voix cassée. «Les gens viennent, ils regardent, ils repartent. Mais ils ne mesurent pas bien ce qui est arrivé. La folie, la fureur, l'odeur du feu, l'odeur de la mort, les corps que l'on a sortis des décombres en morceaux pendant des mois. Les amis que l'on a portés dans leur cercueil. Peut-être qu'avec ce mémorial et ces nouvelles tours, le monde comprendra ce qui s'est passé. Ici, monsieur, c'est Ground Zero, je ne peux pas mieux vous dire...»

Fabrice ROUSSELOT De notre correspondant à New York
Les dix ans du 11 Septembre