#La Licorne - les derniers articles La Licorne - les derniers numéros Attention ! Il semble que votre navigateur soit trop ancien pour que la mise en page du site s'affiche correctement. Afin de profiter de la mise en page élaborée, nous vous conseillons de mettre à jour votre navigateur. L'ensemble de cette page reste cependant lisible, même sur les navigateurs obsolètes. Menu accessibilité : * Accessibilité * Aller au contenu * Aller au menu * Plan du site La Licorne __________________________________________________________________ Menu de navigation : * Accueil * Les publications * Revue La Licorne * Numéro 37 * La nostalgie  : rêve... __________________________________________________________________  La nostalgie : rêve dâenfance, mal du pays, quête spirituelle Publié en ligne le 24 mars 2006 Par Guy Gauthier  Aller en haut de page Sommaire * intimité, culture, spiritualité * figures de la nostalgie * Le « temps scellé »  Aller en haut de page Lâexpression des sentiments peut sâentendre de plusieurs manières, selon le sens que lâon donne au mot « sentiment ». Sâagissant du cinéma, on pense à une transposition de lâexpression courante « faire part de ses sentiments ». Fréquemment employée à propos du sentiment amoureux, elle peut sâétendre à dâautres situations moins conventionÂnelles. Ces sentiments étant par excellence intimes et dissimulés aux regards, on doit les extérioriser (câest-à -dire en « faire part ») grâce à lâexpressivité de la gestuelle et de la parole. Quand lâextériorisation est incontrôlée, on « trahit ses sentiments ». Dans un film, celui qui éprouve fictivement le sentiment, câest le personnage incarné par un comédien, lui-même dirigé par le metteur en scène. Le spectateur est invité à partaÂger en interprétant les signes qui lui sont proposés. Ceux-ci relèvent du dialogue (ils sont alors un prolongement de la littérature et du théâtre) ou de lâimage (ils sâinspirent en partie de la pantomime et du théâtre). La spécificité du cinéma réside, comme lâa fréquemment observé la théorie classique, dans les possibilités du gros plan, et surtout dans les ressources du montage. Inutile de revenir sur la fameuse expérience de Koulechov, mille fois citée et diversement interprétée. Il est une autre acception du mot « sentiment » qui pose dâautres problèmes au cinéma, malgré les précédents littéraires et picturaux : celle quâon retrouve dans les expressions « sentiment de la nature », « sentiment religieux », « sentiment patriotique », etc. Ni dans la vie courante, ni en littérature, ni dans les arts du spectacle, on ne « fait part » de tels sentiments, sauf à tomber dans la platitude. Câest pourquoi le sentiment mystique, par exemple, sâexprime avec autant de force dans tous les films de Robert Bresson, quâil ait un porte-parole « autorisé » (Journal dâun curé de campagne), ou non (Pickpocket). Ce nâest pas lâaffaire dâun personnage, interprété par un acteur, mais une affaire dâécriture. « Le cinéma, dit justement Bresson, nâest pas un spectacle, câest une écriture ». Cette double piste permet de distinguer entre sentiments intimes et sentiments « transpersonnels », qui ont acquis une autonomie indépendamment du sujet qui les éprouve. Dâun côté, ce quâon lit sur un visage ou dans un tremblement de voix, de lâautre, ce qui tient à une instance extérieure, pas forcément localisable. intimité, culture, spiritualité La nostalgie est un de ces sentiments de portée générale qui concernent plutôt les mentalités que les intimités. Comme le sentiment de la nature, ou le sentiment religieux, elle caractérise un climat, une époque, un pays. Ses manifestations individuelles ne sont pas dissociables dâun contexte. Ainsi, la nostalgie pour un passé révolu quâexprime avec tant de force le personnage de Biwanbhar Roy dans Le Salon de musique, de Satyajit Ray, ne peut être dissociée du climat de décadence de lâaristocratie indienne à la fin de lâEmpire britannique. Cette question ne se pose pas pour lâamour ou la peur, qui ne sont pas des sentiments « historicisables », sauf sâil sâagit de confronter des civilisations lointaines dans le temps ou dans lâespace. Pour approcher un tel sentiment, il faut le saisir dans une de ces manifestations liées à un moment particulier, ou mieux, à un phénomène de civilisation. Lâexemple dâAndreï Tarkovski â auteur dâun film intitulé justement Nostalghia â éclaire la double fonction collective et individuelle de la nostalgie. Les dictionnaires français-russes donnent couramment, pour « nostalgie », « taska po rodinié », « taska » voulant dire par ailleurs « tristesse » ou « angoisse », et « rodinié », « pays ». Le mot italien « nostalghia », proche de notre « nostalgie », et adopté par le russe, se rapporte au cas particulier que constitue le « mal du pays ». « Nostalgie » a, en français, un champ sémantique à la fois plus large et plus vague. Il a signifié aussi dès lâorigine la tristesse quâon éprouve à être séparé des lieux familiers. Construit à partir du grec « nostos » (retour) et « algos » (douleur), il a dâabord désigné un état pathologique. Littré, en 1871, le définit ainsi : « Terme de médecine. Mal du pays, dépérissement causé par un désir violent de retourner dans sa patrie ». On trouve dans le Larousse le plus récent : * 1 â Tristesse et état de langueur causés par lâéloignement du pays natal ; mal du pays. * 2 â Regret attendri ou désir vague accompagné de mélancolie. Le terme a donc cessé dâêtre médical, tout en conservant en partie son rapport au pays natal. Déjà , cependant, on lui reconnaît une portée atténuée et déconnectée de toute allusion à lâexil. Le Robert de la langue française dit à peu près la même chose : * 1 â Ãtat de dépérissement et de langueur causé par le regret obsédant du pays natal : mal du pays. * 2 â Regret mélancolique (dâune chose révolue ou de ce quâon nâa pas connu) ; désir insatisfait. Les termes de la définition sont à peu près les mêmes, et, dans les deux cas, à propos du sens le plus faible, introduisent un autre terme souvent associé à « nostalgie » : « mélancolie ». Littré, qui nâassocie pas les deux mots, donne cinq acceptions de « mélancolie » : * 1 â Terme dâancienne médecine : bile, humeur hypothétique, un des quatre éléments du corps humain, ayant son siège dans la rate. * 2 â Médecine actuelle : nom dâune lésion des facultés intellectuelles caractérisée par un délire roulant exclusivement sur une série dâidées tristes. * 3 â Disposition triste provenant dâune cause physique ou morale. * 4 â Tristesse déjà adoucie qui succède à une perte cruelle. * 5 â Tristesse vague qui nâest pas sans douceur [â¦] et qui nâa pas été sans action sur la poésie moderne de lâEurope. On note une évolution de la médecine à la poésie romantique, évolution plus rapide que pour « nostalgie ». Les dictionnaires modernes retiennent pour « mélancolie » à la fois la pathologie et lâétat de simple tristesse : * 1 â Ãtat de dépression, de tristesse vague, de dégoût de la vie, propension habituelle au pessimisme. * 2 â Caractéristique dominante de quelque chose qui inspire de la tristesse. Psychiatrie : rattachée à la psychose maniaco-dépressive ; asthénie, insomnie, douleurs, goût de suicide (Larousse). * 1 â Bile noire, dont lâexcès, selon les théories anciennes, poussait à la tristesse. * 2 â Ãtat pathologique caractérisé par une profonde tristesse, un pessimisme généralisé. * 3 â Ãtat dâabattement, de tristesse, accompagné de rêverie (Robert). Quâen dit Tarkovski ? Jâai voulu faire un film sur la nostalgie russe, cet état dââme si particulier qui sâempare de nous lorsque nous nous retrouvons loin de notre pays. Jâai voulu raconter lâattachement fatidique quâont les Russes pour leurs racines, leur passé, leur culture, pour les lieux qui les ont vus naître, leurs parents proches et leurs amis. Un attachement quâils gardent toute leur vie, quels que soient les horizons où le destin les entraîne. Les Russes sâadaptent difficilement aux nouveaux modes de vie, aux nouvelles mentalités. Toute lâhistoire de lâémigration russe en témoigne.1 Dans un entretien accordé à France-Culture2, Tarkovski radicalise cette position, dépasse son propre cas, marginalise le héros du film, et ne retient plus que « lâhomme » : La nostalgie est un sentiment entier, total. Autrement dit, on peut éprouver la nostalgie en restant dans son pays, à côté même de ses proches. Malgré une maison heureuse, une famille heureuse, lâhomme peut souffrir de nostalgie, simplement parce quâil sent que son âme est limitée, quâelle ne peut pas se propager comme il lâaurait voulu. La nostalgie est cette impuissance devant le monde, cette douleur de ne pouvoir transmettre sa spiritualité aux autres hommes. Dans cette conception, il ne faut pas prendre « nostalgie » au pied de la lettre, comme un regret du pays que le retour pourrait apaiser. Gortchakov nâest que de passage en Italie, un simple voyage dâétude ne justifierait pas une telle douleur si rien ne pouvait guérir le sentiment dâexil intérieur qui reste énigmatique. Sosnovski, le musicien serf, est retourné en Russie quand il pouvait échapper à sa condition en Italie. De retour au pays, il sâest suicidé. On peut trouver dans Le Miroir un début dâexplication : le « Mal russe » serait dans lâhistoire de la Russie. Le cinéaste lui-même hésite sur le niveau de lâinstance énonciatrice. Le drame intérieur est-il celui des artistes serfs qui préféraient le retour malheureux au pays à un exil doré, celui de Gortchakov, le héros du film, qui ne peut satisfaire sa quête par un simple retour, celui du cinéaste lui-même en exil, celui de lâhomme russe rongé par un mal inacÂcessible à lâétranger, ou, en dernière analyse, le drame de lâHomme en proie à une spiritualité incommunicable ? « Le thème principal de Nostalghia, notent deux auteurs3, est le suivant : peut-on établir un contact entre deux personnages, deux cultures, deux mondes difféÂrents ? » (p. 153). Les mêmes avaient précédemment récusé (p. 147) toute interprétation occidentale de la nostalgie, insistant sur le fait que « selon sa signification russe, la nostalgie nâest pas seulement le désir de se souvenir, mais aussi une maladie, une torture affreuse, une faiblesse qui amoindrit la force vitale ». Cette interprétation pourrait être confirmée par lâÅuvre dâun cinéaste que lâon a donné comme un héritier de Tarkovski, Alexandre Sokourov. Le personnage principal du film Le Jour de lâéclipse (1988), Dimitri Malianov, vit au Kazakhstan un drame semblable. Tarkovski associe également à « nostalgie » son acception la plus forte. Sâil en fait un mal russe, conformément au premier abord à tous les stéréotypes sur lââme slave, il lâassimile à une « grave maladie », voire une « maladie mortelle », dit-il encore, retrouvant ainsi les définitions citées de « nostalgie » et « mélancolie » dans leur sens pathologique. Au niveau du sentiment intime de Gortchakov, on peut interpréter comme « nostalgiques » certains traits de son comportement, son refus dâaccepter les avances de la belle Italienne qui est à ses yeux lâantithèse même de la Russie, ses rêves qui reviennent avec insistance sur un paysage familier, ses paroles énigmatiques. Il sâagit, dans cette vision limitée, dâune performance particulière au niveau stylistique du « faire part » qui traduit à lâécran lâintériorité des personnages. Lâimplication personnelle du cinéaste est décelable â au delà du style dâun auteur qui a largement affirmé sa singularité â dans la présence insistante des vers de son père, Arseni Tarkovski. Au niveau suivant, la nostalgie nâest plus seulement un état dââme qui cherche sa voie dâexpression personnelle, mais un sentiment collectif : le « mal russe ». à propos de Nostalghia, le cinéaste a beaucoup insisté, dans ses déclarations à la presse4, sur le fait que les étrangers ne pouvaient en aucune manière comprendre la Russie. Cette obsession nationale peut de prime abord paraître artificielle et même inquiétante, dans la mesure où elle semble revendiquer un « génie russe », une caractéristique raciale et génétique. Si on la rapporte à certaines données historiques, on peut constater que le « panslavisme », qui fut aussi un instrument politique, sâest développé dans un contexte particulier, au moins depuis le XIXe siècle. à défaut de pouvoir analyser dans le cadre présent cette caractéristique de civilisation, on pourra remarquer a contrario que la nostalgie, en tant que sentiment collectif, a disparu progressivement de la littérature française, et quâelle nâa pas hanté le XXe siècle cinématographique. Victor Hugo fut sans doute le seul grand poète français en mesure dâexprimer sa nostalgie à travers lâexil. Sans doute y a-t-il quelques amorces dâexplication. Les Français nâont pas une expérience poussée de lâexil, ni dâailleurs de lâémigration. Il est donc compréhensible que « nostalgie » soit resté confiné dans une acception restreinte, alors que « mélancolie » â qui ne suppose aucun exil, mais le regret dâune chose perdue â a pu prendre des nuances allant du « vague-à -lââme » à la maladie. Les Russes, en revanche, depuis toujours, ont connu lâexil (déportations, bannisseÂments, départs sans retour), à lâintérieur de leur vaste pays (Sibérie, Asie centrale) ou à lâétranger (exilés politiques des régimes impérial et stalinien, dissidents post-staliniens). Lâhistoire de la Russie, le mythe de la « clairière » (souvent opposé à celui de la « frontière »)5 expliquent aussi que lâintériorisation de lâespace aille de pair avec lâattachement au village (mir = monde = paix). Le déracinement est lâépreuve par excellence, qui suppose lâarrachement à lâunivers familier, avec le sentiment dâun impossible espace à parcourir pour le retrouver. à défaut de pouvoir focaliser sur le retour au pays, lâimaginaire franÂçais (singulier, même dans le monde européen, en raison du caractère marginal de lâémigration vers lâétranger) a construit sa mélancolie sur dâautres exils. Quand lâespace est infranchissable, il reste le temps : on ne peut jamais rejoindre le temps passé, ce qui fait de tout le monde sans exception un exilé du temps. On peut choisir de ne pas y penser : une femme Masaï, dans un film de Melissa Llewelyn-Davies, dit : « Le passé est un pays où je nâhabite plus ». En termes presque semblables, Chris Marker écrit : « Le passé, câest comme lâétranger : ce nâest pas une question de distance, câest le passage dâune frontière » (Le Dépays). à défaut de pouvoir sâinvestir dans la nostalgie au sens premier, la mélancolie française sâest investie dans un rapport au passé. La nostalgie russe a investi dâautres territoires. Dâoù le dernier niveau de la nostalgie tarkovskienne, celui de lâhumanité envisagée dans son universalité : lâhomme est en exil par rapport au territoire inaccessible de la spiritualité. Cette affirmation revient avec constance dans les films précédents de Tarkovski. Ses personnages manifestent un sentiment qui, pour ne pas être de la nostalgie au sens où la définissent lâétymologie grecque et le lexique russe, sâen rapproche par aspiration à un « ailleurs ». La quête dâAndreï Roublev, celle du Stalker, ont pour but un point suprême, au centre dâun territoire indéterminé. à la fin dâAndreï Roublev, ce territoire se révèle être celui des icônes (lesquelles, selon la tradition, dérivent dâun modèle qui nâa pas été « fait de main dâhomme »6) ; dans Stalker, il faut traverser la « Zone », étendue mystérieuse qui déjoue les lois de la physique. Dans Solaris et dans Le Miroir, le personnage est en quête dâun être disparu : la femme morte de Kelvin dans le premier, le père dans le second, avec, toujours en arrière-plan la figure de la mère. On peut donc étendre la nostalgie à dâautres espaces que le pays natal, des espaces rêvés ou des visions quasi mystiques, et penser quâelle est une dimension de lâart (« Lâart, nostalgie de lâidéal », dit encore Tarkovski, op. cit., note 1), mais aussi à des êtres disparus. La nostalgie ne serait dès lors quâune variation de la mélancolie, en partie liée au deuil (perte de lâêtre cher ou de la patrie), en partie aux aspirations insatisfaites, à la quête de sens. On pense évidemment au rapprochement « Deuil et mélancolie » opéré â ou plutôt esquissé â par Freud. Même si, à lâévidence, Tarkovski sâinvestit beaucoup dans ses films, on doit ne pas trop sâattarder sur la dimension autobiographique. Lâauteur nâest pas présent en fonction dâune biographique réellement vécue, mais en fonction de la cohérence dâune Åuvre, grâce à la récurrence de certaines figures qui conduisent à éclairer un film par un autre. Il y a dans Le Miroir une séquence révélatrice consacrée aux réfugiés espagnols de la guerre civile, qui nâont pas pris leur parti de lâexil. Ils se racontent sans fin une Espagne mythique pour entretenir leur nostalgie. Autocritique anticipatrice ? Lâintimité nâest-elle quâune métaphore de lâethnicité, elle-même métaphore de lâuniversalité ? figures de la nostalgie Un tel sentiment, pour être ressenti par le spectateur, nécessite bien plus que le truchement de lâacteur. La littérature avait déjà insisté sur le rôle des « objets inanimés » et celui des paysages vécus comme des « états dââmes ». Un certain cinéma russe (Dovjenko, Donskoï), un certain cinéma japonais (Mizoguchi) ont perpétué implicitement cette conviction, de même que le film noir américain ou le film expressionÂniste allemand ont su recréer des ambiances par le recours aux éclaiÂrages. Au reste, il nâest guère de films qui nâaient recours, de façon plus ou moins discrète, à toute une rhétorique de lâimage, plus ou moins conventionnelle. La théorie du cinéma a longtemps esquivé ce problème sous lâappellation vague de « connotation ». Ainsi, on aurait dit que telle lumière, tel grain de photo, telle organisation de lignes horizontales, connotaient, par exemple, la nostalgie. La réponse de Tarkovski relève de lâontologie bazinienne : Le naturalisme est la forme dâexistence de la nature au cinéma. Plus cette nature se présente dans le plan de façon naturaliste, plus nous nous confions à elle, et plus noble est son image. La qualité spirituelle de la nature apparaît au cinéma au travers de sa vraisemblance naturaliste. [â¦] Jâai remarqué que lorsque jâaffirmais ne pas recourir dans mes films à des symboles ou à des métaphores, lâauditoire mâexprimait chaque fois sa plus parfaite incrédulité. On me demande par exemple, avec obstination, ce que représente la pluie dans mes films, ou encore le vent, le feu, lâeau⦠Je pourrais dâabord tout simplement dire que la pluie est une caractéristique de la nature au milieu de laquelle jâai grandi, et les pluies russes sont parfois longues, tristes, interminables⦠Je pourrais aussi dire que jâaime la nature et que je nâaime pas les grandes villes. Je ne me sens merveilleusement bien que lorsque je me trouve loin de tout le tohu-bohu de la civilisation moderne, comme je me sentais divinement bien en Russie dans ma maison de campagne, à trois cents kilomètres de Moscou⦠La pluie, le feu, lâeau, la neige, la rosée, les bourrasques au ras du sol, sont chacun un élément du milieu matériel dans lequel nous vivons, soit de la vérité de nos vies. (op. cit., note 1, p. 194) Cette position radicale â que Tarkovski partage avec Rossellini, Bresson, Flaherty, selon des nuances qui mériteraient un examen plus poussé â revient à dire quâil suffit de montrer pour exprimer. Elle dénie tout processus de signification contrôlée, et tout usage de figures de rhétorique (Tarkovski se défend aussi dâavoir recours à la métaphore, tout en concédant à regret que la fin de Nostalghia, justement â sur laquelle nous reviendrons â est bien une métaphore). On sait, avec plus de précision depuis les remarques dâAndré Gaudreault7 et dâAndré Gardies8, que la « monstration » nâest pas si innocente. Il faut bien quâil y ait transfert pour que le spectateur non russe partage avec lâauteur ce « sentiment » dâun attachement au pays natal. Câest que lâauteur est de quelque manière embusqué derrière les images, investissant le dispositif de lâénonciation que Christian Metz nomme justement impersonnelle9. Ce faisant, Metz désigne lâénonciation narrative, la seule, fait-il remarquer (p. 187), qui peut se ramasser en un mot : narration, la seule qui ait une existence sociale. Ses propositions sont maintenant bien connues, et fréquemment citées. Retenons seulement les distinctions suivantes : Je vois dans le film trois niveaux discursifs : 1) le niveau vraiment premier, qui est toujours impersonnel, lâénonciation â 2) lâéventuel niveau second, qui correspond à lâénonciateur premier (diégétique ou non, en charge dâun récit ou dâautre chose) â 3) les éventuels niveaux suivants, correspondant aux énonciateurs temporaires (en charge dâun récit ou dâautre chose, mais en principe toujours diégétiques puisque préexistants, par hypothèse, dans le texte). (p. 209) Chez Tarkovski, le premier niveau nâest pas vraiment assimilable à la narration telle quâon lâentend dans le film classique : ses films sont faits de moments quasi autonomes, de blocs dâexpression, que relie entre eux la vie intérieure des personnages. Le niveau second assume les formes collectives du sentiment, à travers une vision fortement subjective. Lâexpression des sentiments intimes, et donc personnalisés, est dévolue aux « énonciateurs temporaires », en lâoccurrence les acteurs. Les trois niveaux de langage ainsi repérés peuvent être mis en parallèle avec les trois niveaux dâexpression signalés supra : lâhomme en quête de spiritualité, lâauteur en manque de pays natal, le personnage en crise. Le langage ne propose quâun schéma auquel le style va insuffler sa chaleur. Le plan-séquence (8 mn) le plus fort de Nostalghia, le plus souvent cité, montre Gortchakov, fidèle au message de Domenico, traversant la piscine vide dâun établissement de bains en ruines, une bougie allumée à la main. Sâil faut suivre Tarkovski, le plan ne dit rien de plus que ce quâil montre : un homme au bord de la folie et de la mort, exécutant une mission à laquelle il croit. Pour le spectateur, câest un acte absurde, au mieux désespéré, à moins dây voir la traversée symbolique de la frontière qui nous sépare dâun autre monde, dont nous nâavons connaissance que par la mort. Le personnage est au terme de sa quête spirituelle, lâauteur au plus intense de son expression. Câest grâce au temps devenu palpable, transcendant le mouvement réduit à son épure, que la nostalgie dévoile sa véritable nature de passage impossible, de « maladie mortelle ». Comme le remarque Gilles Deleuze à propos de Tarkovski, la force du temps déborde les limites du plan10. ExceptionÂnellement, ici, le plan se suffit à lui-même, mais câest la même tension qui soutient le montage comme prolongement de la figure essentielle du passage, que nous retrouvons par exemple dans une séquence de cinq plans (6 mn 1/2, dont 4 mn pour le 1er) située au début du film. * 1 â La caméra cadre la chambre, du pied du lit, qui se trouve entre la salle de bains, porte ouverte et lumière allumée, et la fenêtre, à gauche. La lampe de chevet est allumée, les volets sont toujours fermés. Gortchakov ouvre les volets. Il pleut. Il se couche, accompagné par un travelling avant, la tête vers le pied du lit, côté fenêtre. Un chien (déjà présent dans le paysage russe du générique) arrive de la salle de bains, contourne le lit, et se couche côté fenêtre. La tête de Gorchakov est seule éclairée. * 2 â Une femme brune (la femme de Gortchakov) est en gros plan, de profil. Elle avance vers une femme blonde (Eugenia, lâinterprète italienne, son antithèse) qui se retourne. Elles sont face à face. La brune caresse les cheveux dâEugenia, et sâappuie sur son épaule. * 3 â Eugenia, de profil. La caméra descend le long des cheveux vers le visage de Gortchakov, puis vers son bras blessé, et sa main qui se crispe sur le drap. * 4 â Les deux femmes sont en gros plan. Eugenia regarde vers la caméra. * 5 â Gortchakov, de dos, regarde le lit, maintenant orienté parallèlement au mur, où repose sa femme enceinte. Il sort du champ vers la gauche. La femme émerge de lâobscurité. Travelling avant, travelling arrière, le lit semble flotter. Les ouvertures sâéclairent, Gortchakov se réveille à lâappel de son nom. Il sâagit cette fois, non plus du temps « naturaliste », mais du temps rêvé. Dâun espace vécu, relevant de lâexpérience au niveau du tournage, nous sommes passés à un espace mental, qui nécessite dâautres repères. De film en film, Tarkovski a construit un paysage qui est pour lui, par excellence, métonymie de la Russie. Dès le début de Nostalghia, il sâimpose en contraste avec le paysage italien, qui, notons-le, est soigneusement expurgé de toute italianité conventionnelle. Tarkovski a lui-même confié à Tonino Guerra11 comment il avait délibérément écarté tout ce qui pouvait évoquer une Italie abandonnée aux touristes12. Le générique défile sur un paysage russe en noir et blanc, dans une brume légère. Campagne vallonnée, une maison de bois dans le fond, des prairies. Un panoramique vers la droite découvre une mare. Personnages hiératiques, un chien (ce même chien qui réapparaît dans le rêve). On passe ensuite à un paysage de brume, en couleurs atténuées (si atténuées quâon se demande jusquâà lâallumage du feu de freinage de la voiture si le film ne se continue pas en noir et blanc). Une voiture passe au fond de lâécran de droite à gauche, puis réintègre le champ en bas à gauche. Elle stoppe. Une jeune femme en descend : « Cette lumière me rappelle lâautomne de Moscou », dit-elle en sâéloignant. Un autre passager (Gortchakov) reste auprès de la voiture. Séquence de lâéglise (pélerinage des femmes), dialogue avec le sacristain. La Madona del Parto13, en gros plan, clôt la séquence, et enchaîne sur la femme brune, elle aussi en gros plan. Retour à Gortchakov. Une plume tombe dans lâeau. Il la ramasse et regarde vers la droite de lâécran. Un panoramique découvre la maison russe du générique. Cette maison, emblématique de la Russie, se retrouve sous des formes diverses (elle nâa pas dâidentité architecturale, sauf par le matériau, qui est toujours le bois) depuis Solaris (où elle figure également en ouverture). On la retrouve dans Le Miroir, cadre reconstitué de lâenfance du cinéaste, puis dans Stalker, point dâancrage hors de la zone. Après Nostalghia, elle devient tout simplement le monde dans Le Sacrifice. Au delà des variantes, on retrouve en noyau un archétype commun : une maison isolée, de lâeau, des arbres, une prairie, autrement dit, non pas lâespace illimité de la terre russe14, mais lâimage même de la clairière, lâespace restreint, domestiqué, délimité, au-delà duquel sâétend la forêt, lâinconnu. Cette clairière est à la fois le pays de lâenfance (Le Miroir), la Russie rêvée (Solaris, Nostalghia, Le Sacrifice), et la terre, planète de lâhomme (Solaris). La séquence finale de Nostalghia est une autre forme du passage : Gortchakov est assis avec le chien au bord de la mare. En arrière, lâisba. Un travelling arrière découvre dans lâeau le reflet de la cathédrale italienne, en ruines, puis la cathédrale elle-même. La neige tombe. Tarkovski, tout en récusant les métaphores (cf. supra), reconnaît la portée métaphorique de ce dernier plan : Je concède néanmoins que le plan final de Nostalghia, celui où je place la maison russe entre les murs de la cathédrale italienne, est en partie métaphorique. Cette image construite a quelque chose de trop littéraire. Elle est comme la maquette de lâétat intérieur du héros, son dédoublement, qui ne lui permet plus désormais de vivre comme il le faisait. Ou à lâinverse, si vous voulez, elle est comme son unité nouvelle, qui embrasse dans une seule et même sensation tout ce qui lui est cher et viscéral, la campagne russe et les collines de Toscane. Cette « maquette » est dâautant plus difficile à récuser que Tarkovski y a déjà eu recours dans Solaris. La maison russe, cette fois, était enchâssée dans lâimmensité de lâocéan de la planète, entité intelligente qui sâefforce de pénétrer les désirs des visiteurs pour établir le contact. Et, justement, le dernier plan de Solaris témoigne, comme dans Nostalghia, dâun contact établi. Par delà la fidélité à une figure de la nostalgie, lâenchâssement, on note chez lâauteur un retour constant vers ses films précédents, retour qui atteste, autant que la constance dâune rhétorique, une sorte de nostalgie de lâÅuvre passée, vers laquelle il faut sans cesse revenir pour la perfectionner. De même, la neige qui tombe à lâintérieur de la cathédrale italienne apparaît comme une citation de la neige qui tombe à lâintérieur de la cathédrale de Vladimir, dévastée par les Mongols (plan dâAndreï Roublev). Le « temps scellé » La nostalgie selon Tarkovski est donc un sentiment à la fois complexe et envahissant. Comme il le précise (op. cit.), il sâagissait bien pour lui dâallier exploration de lââme russe (pour rester sur la formule traditionnelle) et quête de la spiritualité, autrement dit de poursuivre la recherche intérieure dont témoignent ses films précédents. Câest presque malgré lui que le film a anticipé sur la « nostalgie véritable » que devaient lui imposer les circonstances : Voilà donc Nostalghia derrière moi. Comment aurais-je pu imaginer, en commençant son tournage, quâune nostalgie véritable, une nostalgie qui mâest propre, allait bientôt sâemparer de mon âme et ne plus me quitter ? Le recours à cette image constante dâune Russie matricielle pourrait laisser croire à une sorte de rhétorique sommaire, celle quâil dénonce fréquemment. Il suffirait dâinsérer dans la continuité dâun récit au présent des images récurrentes pointées au départ pour évoquer le passé ou le pays natal. Le procédé ne serait pas nouveau. Ce qui distingue Tarkovski, câest la multiplicité des niveaux, et la subtilité des passages â il faut insister sur le mot â de lâun à lâautre. Mise en rapport des paysages, enchâssements, médiation de tableaux (la Madone de Piero della Francesca) entre la femme restée au pays (traitée comme un Chagall) et la tentatrice du pays dâaccueil (traitée comme un Raphaël)15, condensations dâespaces étrangers dans un même plan : autant de figures qui insistent sur la transgression des lois de lâespace et du temps. Câest que Tarkovski exprime dans un même mouvement le temps « naturaliste » à lâintérieur du plan (la traversée de la piscine) et le temps mental par condensation dâespaces éloignés dans un même plan (le rêve dans la chambre) ou par montage de plusieurs plans (la mise en relation des visages féminins). La nostalgie ne tient pas à la mélancolie que susciterait un souvenir évoqué par la simple insertion dâimages mentales, mais à une capacité de lâesprit de circuler dans plusieurs mondes en construisant son temps propre. La forme supérieure â au regard du mystique quâest Tarkovski â de la nostalgie, qui est lâaccès à la spiritualité, sâexprime significativement par ce qui est aux yeux de lâauteur la « pureté cinématographique » (op. cit.), câest-à -dire le temps capté à lâintérieur du plan dans la scène ultime de la mort. La forme « culturelle » (en lâoccurrence russe) sâexprime également à lâintérieur du plan, mais celui-là composite, associant dans lâespace du rêve les données naturalistes du présent (la chambre où Gortchakov sâest assoupi) et les images mentales prégnantes (la clairière russe). La mélancolie, état pathologique, en lâoccurrence forme clinique de la nostalgie, sâexprime par les formes plus conventionnelles du jeu de lâacteur. à suivre cette (fausse) piste, Gortchakov nâest plus quâun malade mental (ainsi que Domenico), et Nostalghia un film sur la folie. Notes 1. A. Tarkovski, Le Temps scellé, Cahiers du cinéma, 1989, p. 187. 2. « Les mardis du cinéma », par L. Cossé, le 7 janvier 1986. 3. B. A. Kovacs et A. Szilagyi, Les Mondes dâAndrei Tarkovski, Lausanne, LâÃge dâHomme, 1987. 4. Voir en particulier son entretien du 23 mars 1983, avec le critique italien C. Biarese. Cité dans G. Gauthier, Andreï Tarkovski, Ãdilig, 1989, p. 9. 5. La civilisation russe sâest constituée sur la base dâimplantations dans lâimmense forêt russe, la clairière devenant lâespace à protéger des attaques extérieures. Malgré lâaventure cosaque en Sibérie, il nây a pas eu de rêve russe de la conquête de lâest, alors que lâimaginaire américain, fondé sur la conquête de lâOuest, a situé lâavenir au-delà de la « frontière », au sens américain du terme. 6. Pour lâÃglise orthodoxe, la première et fondamentale image est dans le visage du Christ, lâimage archéiropoiète (« non faite de main dâhomme »). Ensuite, « les icônes ne se copient pas, ne se reproduisent pas mécaniquement, mais naissent lâune de lâautre » (Père Grégoire Krug, Carnets dâun peintre dâicônes, LâÃge dâHomme, 1983). 7. A. Gaudreault et F. Jost, Le Récit cinématographique, Nathan, 1990. 8. A. Gardies, LâEspace au cinéma, Klincksieck, 1993. 9. C. Metz, LâÃnonciation impersonnelle ou le site du film, Méridiens Klincksieck, 1991. 10. G. Deleuze, LâImage-temps (Cinéma 2), Ãditions de Minuit, 1994, p. 60. 11. Dans Tempo di viaggio, un film de la RAI tourné en marge de Nostalghia. 12. Et sans doute dâautant plus que lâItalie a été du temps de la Russie impériale à la fois terre de villégiature et terre dâexil. 13. Tableau célèbre de Piero della Francesca, actuellement à Monterchi, près de Sansepolcro, la ville natale du peintre. 14. La Russie étant ramenée dans les clichés courants à lâhorizon immense de la steppe, on a souvent voulu intégrer lâimmensité dans le paysage tarkovskien, sans tenir compte du fait quâil sâagit dâun espace clos, matriciel. La forêt, ou plutôt la clairière dans la forêt, est le territoire des Russes, la steppe celui des Tartares. 15. LâEnfance dâIvan excepté câest une constante chez Tarkovski (et pas seulement dans Andreï Roublev) dâexprimer des sentiments par le truchement de la peinture, dâemprunter en quelque sorte aux peintres une science plus ancienne. Cet emprunt va de la citation pure (Piero della Francesca, Léonard, Breughel) à lâinvestissement de lâimage cinématographique : le sacrifice de Domenico dans Nostalghia est accompagné de plans manifestement inspirés de Chirico.  Aller en haut de page Pour citer cet article : Gauthier Guy (2006). "La nostalgie : rêve dâenfance, mal du pays, quête spirituelle". Revue La Licorne , Numéro 37 . En ligne : http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/document628.php (consulté le 25/01/2015). __________________________________________________________________ Outils : * Imprimer * Signaler Les auteurs * Guy Gauthier  __________________________________________________________________  Rechercher une information : Chercher.. 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