La nostalgie, un sentiment qu'il faut savoir maîtriser

Par publié le

La philosophe Barbara Cassin signe "La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi?" Un ouvrage érudit dans lequel elle nous incite à faire bon usage de ce sentiment ambigu, délicieux et parfois dangereux. 

La nostalgie, un sentiment qu'il faut savoir maîtriser

Comment se servir à bon escient du sentiment de nostalgie? La philisophe Barbara Cassin l'explique dans son tout dernier livre, "La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi?"

plainpicture/Christian Plochacki

Je suis partie d'une sensation. Celle, irrépressible, que j'éprouve quand je suis loin de la Corse ou que je suis de retour chez moi. J'y possède une maison, mais pas de "racines". Je n'ai pas d'ancêtres dans cette île, je n'y suis pas née, je n'y ai pas vécu mon enfance. Qu'est-ce qui tisse cette identité et peut, à certains moments de la vie, nous manquer si fort?  

Un sentiment auquel on peut avoir envie de s'abandonner

Qu'est-ce que la nostalgie, cette douleur complexe, à ne pas être chez soi mais ressentie aussi à rentrer chez soi? La souffrance a parfois des attraits, Ulysse nous l'a prouvé. Figure de la nostalgie dans l'Antiquité, il n'en finit pas d'errer. Il prend plaisir à retarder son retour, ce qui ne l'empêche pas de pleurer en regardant la mer, en pensant à Ithaque et à Pénélope. Après dix ans de guerre, il mettra encore dix ans avant de les retrouver. 

Aujourd'hui aussi, la nostalgie est un sentiment auquel on peut avoir envie de s'abandonner. Elle enveloppe le présent, le double en quelque sorte, accroît sa perception, en lui insufflant une dimension supplémentaire, celle du temps.  

La mode du rétro, du vintage, relève de cette nostalgie. Nous nous autorisons à regretter une période qui n'est plus, cultivant l'image d'un monde plus vrai, dans lequel on se projette, imaginant qu'on y était bien ou qu'on s'y serait senti bien.  

L'éloignement conduit à des folies

Dans ce monde-là, il n'y avait pas de scandale Findus, on buvait du lait frais, on grandissait et on mourait dans son foyer. A l'envahissement technique, à la dureté des évaluations constantes (on est évalué sur tout, au travail et dans le quotidien), on oppose le retour à la nature et aux sources.  

Nous avons ainsi l'impression que, dans le passé, il y avait de l'immédiat. Au contraire, l'"éloignement" conduit à des folies. Scandale des plats cuisinés ou des subprimes relèvent d'un même dérèglement: celui d'un monde qui nous dépasse, avec très peu de gens pour le penser globalement. Nous sommes pénétrés de nostalgie, car, au fond, nous ne sommes pas convaincus que tous les progrès techniques vont au coeur de nos préoccupations. Nous le regrettons sans pour autant vouloir céder sur le progrès. En substance, la vie moderne nous plaît; nous ne sommes pas enclins à renoncer au confort que la technologie nous apporte. En ce sens, la nostalgie, celle à laquelle je m'intéresse en tout cas, n'est plus ce qu'elle était. 

Elle n'est d'ailleurs pas toujours recommandable. Quand elle fait son entrée en politique, qu'elle étend des regrets sur un temps imaginé, où la terre et les femmes étaient saines et pures, quand le droit de la terre et du sang s'installe. La mauvaise nostalgie est enracinée dans le sol. Elle est obsolète. Aujourd'hui, il y a de moins en moins d'autochtones, de "nés de la terre". Et les Ulysse sont si nombreux...  

Nostalgie de la terre et nostalgie de la langue

Les études puis le marché du travail nous emmènent vers d'autres pays. C'est le bon côté de la médaille. Pour le revers, on pense à l'Afrique entière, déplacée. Alors que nous avions en fait connu assez peu d'exodes -les croisades, celui de la dernière guerre-, on envoie aujourd'hui des familles sur les bateaux, sur les routes... 

A cette nostalgie de la terre je préfère opposer celle, moins grave, moins dangereuse, ancrée dans la langue. En me penchant sur cette question, je me suis, encore une fois, rapprochée de Hannah Arendt, dont j'ai été l'une des premières traductrices. Elle n'appartenait à aucun peuple, pas plus allemand que juif. Quand elle vivait aux Etats-Unis, la langue allemande lui manquait; celle des chansons apprises quand elle était petite, celle des poètes et des philosophes. D'ailleurs, elle parlait anglais avec l'accent allemand et ne voulait pas s'en départir. "Je veux parler mon américain d'Allemande", disait-elle. 

Pour être attaché à sa langue, encore faut-il en avoir conscience. Et, pour cela, il faut en connaître au moins deux. Sinon, il se produit ce qui est arrivé aux Grecs, dont la langue -le logos- était à la fois langage et raison.  

Nous sommes devenus des citoyens du monde. De la planète.

Dans ce cas de figure, ceux qui ne parlent pas "la" langue dominante sont envisagés comme des Barbares, extérieurs à la communauté linguistique, donc culturelle. Aujourd'hui, quel est notre rapport au monde quand on ne parle pas anglais? La langue n'est pas seulement un moyen de communiquer...  

Je me souviens d'avoir fait une conférence devant 300 enfants à Montreuil, tous pratiquement bilingues: parlant wolof, arabe, chinois... Que fait-on de cette richesse, de ce potentiel? Rien. Quel drame! Comment devenir, au sein de l'Europe, des citoyens multilingues? Umberto Eco dit: "La langue de l'Europe, c'est la traduction." C'est bien cela! 

Nous élevons nos enfants dans l'idée qu'ils peuvent s'installer à l'étranger. Nous sommes devenus des citoyens du monde. De la planète. A tel point que nous pourrions nous demander si le sentiment patriotique actuel ne serait pas l'écologie. 

Dans ce contexte, et plus que jamais, c'est la qualité d'un accueil qui nous fait nous sentir chez nous. Etre accueilli, "hospité", c'est-à-dire accepté dans sa singularité.  

La nostalgie comme un partage

En Corse, mes voisins m'ont livré quelques secrets de leur terre: où trouver des champignons et des asperges. Je suis xenos, moins au sens d'étrangère que d'hôte, de bienvenue, je suis celle avec laquelle se tisse un lien réciproque (contrairement à l'hôte chez les Latins, hostis, qui donnera "hostile"). Il s'agit donc de savoir sur quel mode on est nostalgique. Est-ce sur le mode de l'exclusivité: "Je veux cela et rien d'autre, cela, c'est à moi et à personne d'autre." Ou sur celui de l'ouverture : "Regardez comme c'est beau, regardez comme c'est intéressant, c'est aussi à vous, mais je suis aussi d'ailleurs." Cette nostalgie-là est le plus beau des programmes pour l'avenir."