Asie-Pacifique

La nostalgie du village natal

Le Monde | • Mis à jour le | Par

Lorsque, à la fin d'un récent récital à Tokyo, le ténor Placido Domingo entonna en japonais pour le final des rappels, Furusato, (le "vieux village") en hommage aux sinistrés du tsunami du 11 mars, ce fut une ovation, et toute la salle reprit en choeur les paroles de cette chanson du début du XXe siècle, connue de tous les petits Japonais, qui évoque le pays de l'enfance.

Le "vieux village", c'est-à-dire le village natal, a une connotation particulière dans un pays où l'appartenance à une région reste forte. Le village natal est plus que le terroir de l'enfance : c'est le lieu émotif, idéalisé, d'un monde harmonieux qui s'est évanoui. Un sentiment de perte, prégnant aujourd'hui parmi les sinistrés. Dans "Furusato, bat le coeur des Japonais" dit-on. C'est sans doute moins vrai aujourd'hui, encore qu'au fil d'une première rencontre fusera rapidement la question : "De quelle région êtes-vous originaire ?"

Furusato est l'un des grands thèmes de la chanson populaire japonaise du genre enka. A l'époque de la J-pop (la pop japonaise) et du rap, les enka paraissent ringardes avec leur mélodie lancinante et plaintive, leurs paroles simples chantées la voix vibrante, volontiers agitée de trémolos par des interprètes en smoking ou, pour les femmes, en kimono ou ce que l'on appelait une robe du soir.

Les enka ne font pas partie de la "grande tradition" artistique figée dans sa perfection (nô, kabuki et autres) qu'exporte le Japon : elles sont quasiment ignorées à l'étranger. Et pourtant depuis plus d'un siècle, associées aux gens modestes, elles sont l'expression, s'il en fut, de la sensibilité populaire nippone.

Elles le demeurent pour une partie de la population d'âge moyen, et surtout en province. Les récitals attirent encore leurs fans, la télévision leur consacre des émissions et les karaokés offrent une large variété de titres. Le saké aidant, un chanteur amateur sait parfois transmettre à l'assistance une véritable émotion, éveillant en chacun souvenirs et nostalgie du pays natal évanoui.

Le répertoire des enka se renouvelle, mais il reste foncièrement animé par un souffle de sentimentalisme un peu larmoyant. Les thèmes redondants sont la mère, le port, l'amour perdu, la mélancolie du brouillard et de la pluie, l'amitié et la loyauté...

Les enka chantent surtout la douleur de l'absence, de la perte, du manque, le souvenir et la nostalgie, mais aussi l'endurance à vivre avec sa peine. En cela, elles se rapprochent du blues des communautés africaines aux Etats-Unis. Et l'un des thèmes par excellence est ce village natal, lointain dans l'espace comme dans le temps.

La grande époque de ce thème de la nostalgie pour le pays perdu fut les années 1960-1970, avec les vagues d'immigration urbaine engendrée par la forte croissance économique, la dislocation des communautés et l'isolement des hommes venus travailler en ville. En cela aussi, les enka se rapprochent du blues. Un déracinement qui date, en fait, des exodes ruraux précédents vers les pôles de la révolution industrielle : nombre de bistrots ou de bars bon marché près des gares des grandes villes sont encore attachés à des régions : on y sert les plats locaux et on y chante "l'autrefois", et évidemment des enka.

Dans le quartier de la gare d'Ueno à Tokyo par exemple, où débarquaient les journaliers venus du Tohoku, ils sont encore nombreux à être empreints de l'atmosphère de cette région. Ces décennies furent marquées par celle qui reste pour les Japonais la reine du enka : Hibari Misora (1937-1989), sorte d'Edith Piaf japonaise. Montée sur les planches quand elle était enfant, elle chantera le rêve et la peine, sera admirée et aimée du public, et ses chansons scanderont l'expansion. Un petit musée a été construit en son honneur à Kyoto.

Purement japonaises, les enka, qui combinent instruments musicaux occidentaux - parfois locaux -, rythmes, techniques vocales et conventions poétiques autochtones, ont fait leur apparition à la fin du XIXe siècle, d'abord sous forme de chansons véhiculant un message politique : celui du Mouvement pour les libertés et les droits démocratiques. Victimes de la censure, les défenseurs des libertés déclamaient leurs idéaux en chansons.

Puis, le genre gagna les cabarets et fut adopté par des professionnels de la chanson. Et il se développa dans un environnement populaire et avec la radio. De politiques, les enka devinrent sentimentales et prirent plus ou moins le caractère qu'elles ont aujourd'hui : musique lancinante et chant avec la "voix de derrière" - non à pleine gorge comme le bel canto par exemple. Certes, le genre décline mais il connaît encore de grands succès et se dessine un renouveau avec le style (Pops enka) au ton moins mélodramatique.

Dans les décombres du port de Kensenuma, ravagé par le tsunami et un incendie, sur le pas de ce qui fut la porte d'une maison en ruines, les soldats qui fouillaient les gravats ont fait une pile de 45-tours et de CD aux pochettes couvertes de boue : ce sont des enka des années 1960-1970 qui chantent, sans doute, un village natal qui n'est plus. Comme cette ville, champ de décombres calcinés.



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