"Arrête de dire du mal de Poutine, il va te tuer !" Le 10 février, dans une interview au site Sobesednik, Boris Nemtsov, 55 ans, raconte l'angoisse de sa mère, médecin à la retraite, âgée de 87 ans.
- Elle a réellement peur qu'on me tue en raison de mes interventions publiques.
- Et vous, avez-vous peur ? interroge le journaliste.
- Oui, un peu, mais pas autant qu'elle, sinon, je ne serais pas à la tête d'un parti d'opposition.
Appel à la mobilisation
Dix-sept jours plus tard, l'impensable a eu lieu. Boris Nemtsov, ancien vice-premier Ministre de Boris Eltsine et infatigable opposant au régime, tombe sous les balles d'un tueur à deux pas du Kremlin. Il est 23 h 15 ce 27 février. Nemtsov vient de participer à une émission de Radio Echo Moscou, l'un des rares médias russes indépendants. Thème du débat : "La renaissance du printemps. L'opposition va-t-elle revenir dans le champ politique ?"
Comme à son habitude, Nemtsov fustige "l'agression de la Russie en Ukraine" et appelle à la mobilisation lors d'une marche organisée à Moscou le 1er mars. "J'espère que pour soutenir Nadejda Savtchenko [pilote d'hélicoptère ukrainienne emprisonnée en Russie et actuellement en grève de la faim, NDLR], il y aura un million de personnes dans les rues !" dit-il. Puis il rentre, accompagné d'une jeune femme. Sur le pont Kamenny non loin de la place Rouge, une voiture blanche s'arrête à sa hauteur. Sept ou huit coups de feu auraient été tirés. Touché au dos, Boris Nemtsov meurt sur place.
Propagande incessante
Le pouvoir réagit aussitôt. C'est "un assassinat qui a tout d'une provocation", dit Vladimir Poutine. "La police fera tout pour retrouver les responsables", renchérit le Premier ministre Dmitri Medvedev. Sur les réseaux, l'émotion est considérable. "C'est un meurtre politique, souligne Dmitri Goudkov, l'un des deux députés d'opposition de la Douma, le résultat de la haine déclenchée par la propagande du pouvoir." Une propagande incessante. La chaîne NTV prévoyait ainsi de diffuser le 1er mars, jour de la marche, un documentaire à charge sur les opposants russes. "Qui les nourrit ? Comment rencontrent-ils en cachette les diplomates étrangers ?" annonçait le sommaire de l'émission.
Sauf que les intéressés appartiennent à une espèce de plus en plus rare. Le célèbre blogueur Alexeï Navalny a été incarcéré pour quinze jours, empêché de participer à la prochaine manifestation. Sergueï Oudaltsov, l'un des meneurs de la fronde anti-Poutine lors de l'hiver 2011, est en résidence surveillée. L'ancien joueur d'échecs Garry Kasparov vit à l'étranger. Tout comme l'ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovsky, libéré en décembre 2013 après dix ans de prison et exilé en Suisse.
Lutte contre la corruption
Boris Nemtsov, à la tête du mouvement Solidarnost, figurait parmi les derniers résistants. Son thème de prédilection ? La lutte contre la corruption. En 2013, en pleine préparation des Jeux olympiques de Sotchi, il publie un rapport explosif sur le coût des installations. "Entre 25 et 30 milliards de dollars ont été détournés sur un budget de plus de 50 milliards", y affirme-t-il. Et il accuse les proches de Poutine. Parmi eux : Arkady Rotenberg, 61 ans, à la tête d'un consortium d'entreprises, un ami d'enfance du président et son ancien partenaire de judo. Lui et son frère Boris auraient récolté 15 % de la manne des contrats des JO.
Fin juin 2013, Le Point avait accompagné Boris Nemtsov à Sotchi, sa ville natale. Il avait tenu à rendre visite à un ouvrier torturé par la police (un pied de biche lui avait été introduit dans l'anus) et accusé à tort d'avoir volé des câbles électriques sur un chantier. Ce jour-là, Nemtsov veut connaître tous les détails de l'affaire. "Quel est le nom du médecin qui a falsifié le rapport médical ? À quelle heure ça s'est passé ? Quel est le nom de votre employeur ?" Au bout d'une heure de discussion avec la victime, l'opposant au teint toujours bronzé se lève de sa chaise : "Allons voir les policiers qui ont commis ces actes", dit-il. Et le voilà qui se retrouve en train de frapper à la porte du commissariat. "Nous n'avons rien à dire", lui répond un galonné. "On entend les cris des gens battus", chuchote pourtant une voisine. Nemtsov tente ensuite d'organiser une réunion publique. En vain. Les autorités locales refusent de mettre une salle à sa disposition.
Ces derniers temps, l'opposant préparait un rapport sur la corruption dans le milieu médical. Il n'aura pas eu le temps de l'achever.