Le triomphe de l’individu roi, modèle « Made in USA »

Face à des médias, des réseaux sociaux ou encore des livres de développement personnel qui rivalisent de conseils pour nous mener au bien-être, chacun est aujourd’hui incité à devenir acteur de son bonheur. Le résultat d’un néo-libéralisme, où la responsabilité individuelle est poussée à son paroxysme. Mûrie aux États-Unis, cette injonction au bien-être risque pourtant d’entériner les inégalités sociales. Outre-Atlantique bien sûr, mais aussi dans nos sociétés où la culture américaine infuse depuis des décennies.

par Julie Jeunejean
6 min
Aux États-Unis, gloire et succès sont-ils vraiment à portée de main ? (Illustration CC BY chase elliott)
Aux États-Unis, gloire et succès sont-ils vraiment à portée de main ? (Illustration CC BY chase elliott)
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C’est dans la Californie des années 1960 que l’injonction au perfectionnement de soi voit le jour. À l’Institut Esalen plus précisément, véritable temple du développement personnel, où se mêlent travaux du corps et de l’esprit à grand renfort de yoga ou de méditation. Outre-Atlantique, les individus sont encouragés à prendre en charge leur bien-être – physique comme psychologique – et à le maximiser. À en croire Eva Moscowitz, auteure de In therapy we trust, l’Amérique est aujourd’hui obsédée par la question de l’épanouissement personnel. Pour expliquer cette foi qu’entretiennent les Américains vis-à-vis de l’amélioration de soi, explorer le rôle de la responsabilité individuelle dans la société américaine se révèle essentiel. Plus qu’une tendance, c’est un véritable dogme.

Il s’agit d’une idée relativement récente

Les États-Unis se sont construits sur l’idée que toutes les chances sont possibles pour ceux qui désirent réellement réussir. L’individualisme – cette attitude qui favorise l’initiative, l’indépendance et la responsabilité individuelle au regard de la société – joue un rôle central dans l’esprit américain. Cette vision s’exprime notamment dans la figure du fameux self-made man/woman, qui a acquis sa fortune ou son statut social par son seul mérite personnel, à l’image de Joy Mangano dans le film Joy.« Il s’agit d’une idée relativement récente », explique Romain Huret, directeur d’études à l’EHESS et spécialiste des États-Unis, « elle date de la fin du XIXe siècle à la suite de l’industrialisation. Auparavant, c’était le mythe jeffersonien – reposant sur une vision agrarienne de la société –, qui prévalait. »

L’« American dream » fascine toujours en France. On ne compte plus les reportages qui dressent le portrait de ces Français – qu’ils soient boulangers, pâtissiers, ou coaches minceur –, partis à la conquête des États-Unis. Christian Audigier, créateur de la marque de vêtements Ed Hardy – véritable symbole de ce rêve – avait d’ailleurs publié en 2009 un livre sur son « american dream ».

Le rêve américain, aussi hasardeux que la roulette russe ? (Illustration CC BY Matthias Ripp)
Le rêve américain, aussi hasardeux que la roulette russe ? (Illustration CC BY Matthias Ripp)

Entretenu avec ferveur par les médias, ce mythe inspire une jeunesse pour laquelle tout semble plus simple et rapide aux États-Unis. Un fantasme vivace au sein d’une génération biberonnée à la pop culture américaine. Ces symboles de réussite et d’ascension sociale sont entretenus par certains des artistes les plus en vogue. Des titres comme Empire State of Mind de Jay Z et Alicia Keys, American Oxygen de Rihanna, ou encore Party in the USA de Miley Cyrus (plus de 500 millions de vues sur Youtube), évoquent les possibilités infinies offertes au pays de l’Oncle Sam. Et ce, malgré les critiques de plus en plus nombreuses adressées au rêve américain, souvent brocardé alors que se creusent les inégalités.

Présenter les États-Unis comme le pays de tous les possibles, où efforts et persévérance finissent toujours par payer, appuie souvent des revendications idéologiques. En toile de fond se dessinent les critiques récurrentes lancées au modèle économique et social français. On reproche à l’État-providence « d’encourager l’état d’assisté » des individus, selon les mots du docteur en sociologie Jean-Louis Genard. Un vocabulaire récurrent en France, chez les cadres Les Républicains notamment. Leurs accents ultra-libéraux font échos à ceux des politiques américaines menées durant les dernières décennies, celle de Ronald Reagan en tête.

Haro sur les programmes sociaux

La place croissante accordée à la responsabilité individuelle (au regard de la responsabilité collective) prend toute son importance dans les années 1980 et 1990. Elle se trouve, en effet, au cœur des réformes sociales qu’entreprennent les États-Unis sous les présidences de Ronald Reagan et de Bill Clinton. « À cette époque, le débat autour de l’efficacité des programmes de lutte contre la pauvreté se concentre autour d’ouvrages polémiques écrits par des intellectuels néo-conservateurs », rappelle Romain Huret.

Ronald Reagan, devenu un symbole de l'ultra-libéralisme. (Photo domaine public)
Ronald Reagan, devenu un symbole de l'ultra-libéralisme. (Photo domaine public)

Dans son dernier discours sur l’état de l’Union, en janvier 1988, Reagan regrette de ne pas avoir réussi à démanteler les programmes sociaux mis en place dans les années 1930. « Depuis de nombreuses années, le gouvernement fédéral a déclaré une guerre contre la pauvreté, et la pauvreté l’a emporté », déclare-t-il. À ses yeux, les programmes d’aide sociale constituent des « pièges » pour les personnes pauvres, puisqu’ils favoriseraient l’assistanat. Le thème de l’assistanat se banalise dans le discours public et politique tout au long des années 1980. « Le consensus politique alimente l’idée d’une crise du welfare [l’aide sociale, NDLR], alors que celle-ci représente une part infime – 4,4 % en 1995 – des dépenses de l’État », précise Romain Huret.

Créer chez les pauvres un choc psychologique pour les responsabiliser

Pendant la campagne présidentielle de 1992, Bill Clinton appelle à une réforme de plus grande envergure des systèmes de protection sociale américains. Sensible à la dimension psychologique de la pauvreté, il s’appuie notamment sur les travaux d’experts de la pauvreté. « On avance l’idée qu’il faut créer chez les pauvres un choc psychologique pour les responsabiliser. De telles réformes ne peuvent fonctionner. La pauvreté n’est pas seulement une réalité psychologique », signale Romain Huret. À coup de réformes, le président démocrate met un terme à l’aide sociale « telle que nous la connaissons », en instaurant une politique qui associe la critique reaganienne de l’État-providence et l’adoption de mesures centrées sur la responsabilisation des individus« lesquelles ne manquent pas de séduire les nouvelles générations férues de développement personnel », commentent Carl Cederström et André Spicer, auteurs du syndrome du bien-être.

La méritocratie, un mythe ?

Une telle conception de la société présente un défaut majeur : celui de rejeter les causes de l’insécurité économique sur l’individu. Or, le sentiment d’insécurité sociale touche une part croissante de la population aux États-Unis. En 2015, sur une population totale de 321,4 millions d’habitants, quelque 43 millions d’Américains vivent encore sous le seuil de pauvreté, selon le Census. Par ailleurs, l’OCDE indique que les États-Unis demeurent l’un des pays où l’écart entre riches et pauvres est le plus important.

La colère monte aux États-Unis face à la montée des inégalités. (Illustration CC BY Fibonacci Blue)
La colère monte aux États-Unis face à la montée des inégalités. (Illustration CC BY Fibonacci Blue)

Une pauvreté trop longtemps ignorée, comme l’explique Romain Huret dans son ouvrage Katrina 2005 : l’ouragan, l’État et les pauvres. L’ouragan Katrina, qui a dévasté La Nouvelle-Orléans en Louisiane, a été un moment de « redécouverte » de la pauvreté aux États-Unis, explique-t-il. Alors que l’élite et les classes moyennes quittent la ville dès l’arrivée de l’ouragan, les plus démunis sont contraints d’y rester. Un événement tel qu’il a d’ailleurs fait l’objet d’une série : Tremecréée par David Simon et Eric Overmyer.

Reste que la pauvreté est vécue, aux États-Unis, comme un échec personnel considérable, doublé d’un sentiment de culpabilité pour les plus pauvres. Une conséquence logique à mesure que les objectifs associés au « rêve américain » – devenir propriétaire, assurer l’éducation de ses enfants, s’enrichir et s’assurer une retraite confortable – semblent de plus en plus difficiles à atteindre. Dans les enquêtes menées par Marie Duru-Bellat, sociologue spécialiste des questions d’éducation et professeur à l’IEP de Paris, « l’idée que la réussite s’explique par le mérite est plus répandue aux États-Unis que dans les pays de l’Est, par exemple, encore marqués par la critique des inégalités ».

Mais, dans cette société qui fait face au déclassement social, l’idéologie de la méritocratie et du pouvoir de la pensée positive apparaissent de plus en plus comme un mythe. Selon Marie Duru-Bellat, « les avantages de la naissance s’avèrent précoces et cumulatifs, par des voies multiples, tant matérielles que relationnelles ». Autrement dit, la reproduction sociale y est très forte. « La méritocratie a existé aux États-Unis », commente Romain Huret, « mais la machine s’est grippée. Il existe aujourd’hui des obstacles que les individus ne connaissaient pas il y a soixante ans ».


À LIRE AUSSI :

Le néo-libéralisme américain a offert un terreau propice à ce que l’on pourrait qualifier d’« idéologie du bien-être ». Aujourd’hui, les incantations à prendre sa santé en main, à soigner son alimentation ou à sculpter son corps sont légion. Une tendance forte que L’imprévu a explorée dans un article à retrouver en accès libre.

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— Journaliste indépendante

« Pourquoi ». Je dois dire que la plupart des mes phrases commencent par ce mot. Que cela concerne, d’ailleurs, des détails mineurs de l’existence ou des questions plus vastes. J’ai toujours eu la volonté de comprendre le fonctionnement du monde. J’imagine que c’est pour cela, qu’aujourd’hui, je désire plus que tout écrire à propos de ces sujets de sociétés  – économiques, politiques ou encore environnementaux  – qui façonnent nos vies.

La Fabrique de l'info

L’injonction au bien-être, née aux États-Unis, repose avant tout sur une vision de la société où la responsabilité individuelle prime sur la responsabilité collective. Ce n’est donc pas un hasard si elle a vu le jour outre-Atlantique, car l’« American dream » – qui fait toujours rêver dans le monde -, s’appuie sur l’idée que les individus sont seuls responsables de leurs destins. C’est pourquoi j’ai voulu revenir sur les raisons historiques et politiques d’une telle conception de la société et comprendre quelles peuvent en être, à l’heure actuelle, les diverses conséquences.

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