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    Les deux faces de l'Amérique

    «J’ai peur de ce qu’il a déclenché, de ce qu’il a libéré»

    Par Laureen Ortiz, Envoyée spéciale en Californie
    Un shériff du comté de San Diego déjeune au restaurant El Mariachi, dans la ville d’El Cajon.
    Un shériff du comté de San Diego déjeune au restaurant El Mariachi, dans la ville d’El Cajon. Photo Damon Casarez pour Liberation

    En Californie, dans l’Etat le plus peuplé et le plus multiculturel du pays, Latinos, vétérans ou travailleurs s’inquiètent de ce nouveau président dans lequel ils ne se reconnaissent pas.

    La nouvelle petite musique anti-immigrés qui résonne outre-Atlantique sonne faux en Californie. Son refrain, la promesse d’un mur avec le Mexique, entonné en chœur par Trump et ses supporteurs, heurte l’essence même de cet eldorado pour quiconque souhaite le conquérir. Avec plus d’un quart (27 %) de sa population venant d’autres pays en 2012, la Californie arrive en tête des Etats multiculturels, devant New York. Sa diversité, moteur d’une économie ultradynamique, est à l’image de la sénatrice que les habitants de l’Etat le plus peuplé du pays ont élue le 8 novembre. Kamala Harris, d’origines indienne et afro-américaine, a promis de lutter pour les valeurs de ses concitoyens dans une capitale qui doit battre sous pavillon républicain à partir de janvier. Cette même diversité qui nous a fait rencontrer une majorité de profils atypiques. Et c’est peut-être là la beauté du rêve californien, celle de pouvoir tomber n’importe où sur des originaux, des rebelles, des angoissés, des tranquilles, des combattants… de toutes sortes et de toutes origines.

    Santa Ana : 75 % de Latinos, et moi, et moi, et moi…

    Charlotte Millan, 81 ans, propriétaire du plus petit salon de coiffure de Santa Ana. Photo Damon Casarez pour Libération

    Charlotte Millan fait partie d’une espèce désormais minoritaire. Plus on s’enfonce vers l’est de Los Angeles, dans les banlieues hispaniques, plus les Blancs se font rares. La ville qu’elle chérit depuis plusieurs décennies, Santa Ana, avec ses trois quarts d’habitants latinos, en est le symbole. Son maire, Miguel Pulido, est né à Mexico et se vante d’un bilan économique exceptionnel. Direction la 4e rue, dans le centre, où les boutiques latinos de vêtements se succèdent. Au milieu de la rue, des stands de jus de fruits, où l’on ne parle pas anglais. Ici et là, des affiches de Frida Kahlo, comme au cinéma qui porte le nom de l’artiste mexicaine et où l’on diffuse le dernier documentaire de Michael Moore, Trumpland. On tombe sur une minuscule échoppe où trône dans un coin le visage de Hillary Clinton sur une carte postale. Charlotte Millan tient la boutique. Un barbershop d’à peine 4 mètres carrés. Le plus petit de la ville, que cette femme de 81 ans fait tourner «depuis 1960». «Je loue ce local à l’église d’à côté», explique cette native du Nouveau-Mexique. Ainsi, le dimanche, elle se rend à la messe puis revient à son poste. «Je suis ouverte sept jours sur sept.» Travailleuse pas prête de penser à la retraite, Charlotte reconnaît la même qualité aux habitants du coin qu’elle a vus arriver d’année en année : «Les Latinos sont des gens très travailleurs.» Elle a soutenu Hillary Clinton aussi bien que son mari, Bill, car elle est plus que prête à voir une femme à la tête de son pays. «Il est grand temps», dit-elle. Elle a donné 25 dollars à la campagne démocrate. Il faut dire que son tiroir-caisse n’est pas très rempli, avec une clientèle de fidèles qui se renouvelle peu. «J’ai surtout des clients âgés, dont pas mal de républicains des environs, explique-t-elle. Mais là, ils ne soutenaient pas Trump.» Elle dit que «tout le monde ici est inquiet des résultats de l’élection». Pour la première fois en quatre-vingts ans, le comté d’Orange, où se situe Santa Ana, a basculé du côté démocrate, en raison de la poussée du vote hispanique, mais aussi de la désertion des républicains face au milliardaire populiste.

    Newport Beach : les riches et la soldate anti-Trump

    A Newport Beach, ville classée la plus conservatrice de Californie, Addie Collins Zinone soutient Clinton de manière intraitable, au point que les larmes lui montent aux yeux quand elle évoque sa défaite. Cette blonde élancée aux yeux bleus, 40 ans, n’a rien d’une Barbie. Originaire de Virgine-Occidentale, fille d’un mineur et d’une enseignante, elle ne s’estime pas privilégiée financièrement, mais «physiquement». Entre ses 27 et ses 32 ans, Addie s’est rendue deux fois sur le front en Irak, en 2004 et en 2008, comme journaliste incorporée dans l’armée. Elle a été réserviste pour l’armée américaine de 2002 jusqu’à cette année. Entre ces séjours au milieu des combats, elle a «travaillé pour l’émission Access Hollywood. J’y étais quand Donald Trump a dit à mon ami Billy Bush, qui était à mon mariage, qu’il pouvait faire n’importe quoi aux femmes». Aucun doute à ses yeux que Trump est un «homme dangereux», un «impulsif à qui on va confier le code de la bombe nucléaire», explique-t-elle sur sa jolie terrasse, à quelques mètres de la mer. Trump est pourtant soutenu par sa belle-mère et sa belle-famille, ce qui nourrit des relations tendues. «Personne ne m’a envoyé un "merci" le jour des vétérans», regrette-t-elle. La guerre en Irak l’a marquée à vie : Addie y a rencontré Hillary Clinton, et même si elle «ne justifie pas les erreurs» de la candidate qui a pourtant eu au moins 2 millions de voix de plus que Trump, elle a vu «la grâce et la force d’une femme qui évoluait, comme [elle], dans un milieu d’hommes». Mais surtout, Addie, qui souffre du syndrome de stress post-traumatique, en a ramené un profond sentiment de dégoût. «On a envahi ce pays, littéralement», dit-elle. Si la violence hante ses nuits, elle a aussi «développé un sentiment de culpabilité» quand elle a eu ses enfants, âgés de 7 et 6 ans. «La culpabilité de leur offrir un environnement aussi privilégié, alors que j’ai vu ce que les enfants d’Irak vivaient.»

    Carlsbad : la lutte contre la torture

    Voici Camp Pendleton, massif centre des marines avec vue sur le Pacifique. David Brahms y a été, jusqu’à la fin des années 80, brigadier général. Son bureau situé à Carlsbad en témoigne : des drapeaux, des effigies diverses et variées, ou encore un plaid estampillé Camp Pendleton. C’est pourtant sur un dessin accroché à sa porte qu’il porte notre attention : «Celui d’une petite fille qui a une place spéciale ici, ma femme s’occupe de victimes d’agressions sexuelles, comme cette petite, en tant que psychologue.» David Brahms, 78 ans, est désormais avocat dans les tribunaux militaires. Il a eu deux batailles dans sa vie : la torture et le camp de Guantánamo. «Juste après l’intronisation d’Obama, j’ai eu l’occasion de faire partie d’un petit groupe de personnes qui a été reçu dans le Bureau ovale pour demander la fermeture du camp et la fin des pratiques de torture.»

    Cet homme, faux débonnaire et vrai angoissé, dit s’être réveillé dans la nuit en repensant à nos questions, et fait partie des rares militaires à avoir soutenu publiquement Hillary Clinton. Issu d’une famille juive, il ne cache pas ses craintes après la victoire de Trump. «J’ai peur de ce qu’il a déclenché, de ce qu’il a libéré», dit-il, citant entre autres un antisémitisme «tapi sous la surface». Venu de Lettonie, son grand-père a fait changer son nom «de peur que les nazis ne gagnent» la guerre. Avec la nomination du suprémaciste Stephen Bannon comme chef de la stratégie à la Maison Blanche, l’avocat redoute une société où «les mots du Christ sont utilisés comme arme d’exclusion, où la porte des privilèges requiert l’allégeance à une foi comme condition d’entrée».

    San Diego : le rêve californien à 1 800 dollars par mois

    Seule derrière son comptoir, Marcella Blas, qui nous tend un paquet de cigarettes, est un peu rude au premier abord. En réalité, c’est de la solidité, car elle va tenir les rênes de sa station-service, au nord de San Diego, toute la nuit, jusqu’au petit matin. Les traits mi-hispaniques mi-asiatiques, elle est d’un aplomb imperturbable. «Des gens me demandent si je ne crains pas d’être attaquée la nuit, mais je n’ai pas peur, il ne m’arrive rien.» Profondément anti-Trump, cette femme de 47 ans originaire de l’île de Guam, dans le Pacifique, ne gobe pas un mot de ses discours en faveur des classes populaires. «Il est riche, il est pour les riches, et d’ailleurs je savais qu’il allait gagner l’élection pour cette raison. Avec tant d’argent, on peut tout acheter.» Mère célibataire de deux enfants de 19 et 21 ans, elle gagne 1 800 dollars net par mois. «C’est le moment où ils vont commencer à faire des études», dit-elle, pestant contre son «loser» d’ex-mari qui ne les aide pas. «Si j’avais su que ça serait aussi dur pour eux, je n’aurais pas eu d’enfants.» Et de poursuivre : «Hillary a plus d’empathie pour les pauvres et la classe moyenne, elle vient de là. Je l’aimais bien. Trump, lui, a toujours eu de l’argent, il a toujours été riche, il ne connaît rien d’autre.» Marcella veut croire en la politique, mais elle estime que son vote «ne compte pas». La faute, dit-elle, au système des grands électeurs qui pervertirait la démocratie américaine. «Il va y avoir une guerre, ça va devenir violent»,prédit-elle, tout en assurant que, pour sa part, elle continuera d’avancer malgré tout.

    El Cajon : place aux réfugiés

    Partant du nord de San Diego, le boulevard El Cajon conduit à la ville du même nom, où apparaissent de nombreuses devantures écrites en arabe. El Cajon, qui abrite depuis longtemps une vaste population d’Irakiens et de chrétiens d’Orient, s’ouvre aussi cette année aux réfugiés de Syrie. La Californie est l’Etat qui en accueille le plus, avec le Michigan. Et au sein du Golden State, San Diego vire en tête, avec plus de 600 réfugiés. Dans son restaurant ouvert voilà six mois, A. (qui préfère rester anonyme par peur d’éventuelles représailles) exprime sa gratitude à l’égard de l’Amérique. «C’est le meilleur pays au monde pour vivre en toute liberté. A El Cajon, les chrétiens d’Orient représentent la moitié de la population, environ 60 000 habitants», dit-il. La cinquantaine bien marquée, A. est arrivé avec sa famille il y a quinze ans. Il a travaillé dans d’autres restaurants avant d’ouvrir le sien. S’il se sent bien dans cette enclave ouverte aux réfugiés, cet électeur démocrate est loin d’être insensible aux propos de Trump contre les musulmans : «Je crois que l’Amérique ne devrait pas les laisser entrer, beaucoup parmi eux sont violents.» «Vous grandissez dans un pays, vous faites des études, vous profitez des aides, et après vous allez tuer tout le monde ?» questionne-t-il dans une allusion au tueur d’Orlando, d’origine afghane, qui a abattu le 12 juin quarante-neuf personnes dans un club gay de la ville de Floride. «Moi, je dis merci.»

    Monument Road : à la frontière mexicaine

    Aux abords de la frontière avec le Mexique, le long de la Tijuana River, Ellery Taylor effectue une ronde au volant de son 4×4. Ce garde-frontière afro-américain de 53 ans fait ce travail depuis dix-huit ans, et l’idée de construire un mur le fait soupirer. «Ici, il y a déjà une barrière. C’est efficace, mais jusqu’à un certain point ; des gens parviennent à traverser malgré tout», lâche ce démocrate convaincu, alors que deux hélicoptères dessinent des cercles au-dessus de nos têtes. A quelques centaines de mètres de là, une barrière se dresse sur la plage et s’enfonce dans l’eau. C’est un prolongement qui a été construit début 2012 pour éviter les passages de migrants à marée basse. La barrière évoquée par Ellery est en réalité une double barrière : la première a été construite sous l’ère Bill Clinton, tandis que la seconde a été ajoutée du temps de George W. Bush. Régulièrement, des familles séparées se retrouvent au niveau du Friendship Park («parc de l’amitié»), non loin de là, pour se voir à travers les grilles. Ellery n’a pas choisi son métier par amour de la surveillance, encore moins de la bureaucratie, mais pour «travailler au grand air». Le destin l’a guidé vers l’US Border Patrol, lui qui a grandi à Niagara Falls, du côté de la frontière avec le Canada. «Je ne vois pas l’immigration comme une menace, mais comme une question de société», dit-il. Ce musicien à ses heures a le goût du voyage, en particulier de la France. Il sait bien que son agence sera en pole position si l’administration Trump durcit la politique américaine d’immigration, mais pour l’instant, il reste stoïque. «Je ne pense pas que mon travail s’en trouvera beaucoup changé. Cette histoire de mur, ce n’est peut-être que des paroles, on verra bien…»

    Laureen Ortiz Envoyée spéciale en Californie
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