Organisation et conseil

Trouver le bonheur au travail : ce n'est pas gagné !

Et si l'on se mettait à être heureux ? Depuis quelques mois, le concept fait flores dans les librairies, envahit les colonnes de la presse et va même jusqu'à s'inviter dans l'entreprise. Mais comment rester zen dans un environnement mouvant, en proie à la crise et aux pensées négatives ? Echapper au "fun totalitaire", cette injonction à être, ou plutôt à paraître, heureux alors que l'entreprise a des pratiques discutables en matière de management ?

Sophie Péters est consultante en qualité de vie au travail, thérapeute systémique et coach*. Elle défend farouchement l'idée d'une « qualité de vie au travail » dans les médias : elle officie sur Europe 1 tous les vendredis soirs, et l'on retrouve sa plume tous les mardis dans Le Monde, une fois par mois dans le magazine Psychologies. Rencontre.

Vouloir être heureux au travail est une aspiration récente. N'est-ce pas contradictoire dans un contexte de crise ?

Au contraire, plus le monde est en crise, plus les individus cherchent à être heureux. Dans un contexte où les organisations sont tendues, les postes peu ou mal définis, les projets mouvants, le salarié est en recherche de sens. Gardons bien à l'esprit que nous avons en France un très fort attachement à la valeur travail, et que avons tendance à nous définir par rapport à lui.

Qu'est ce qui a changé ?

Auparavant, le bonheur au travail se trouvait dans le collectif, dans le plaisir du « faire ensemble ». Ce collectif permettait de s'épanouir, de résister aux soubresauts de l'entreprise qui offrait des rituels structurants. Avec la crise, tout a volé en éclats : au collectif s'est substitué le culte de la performance, entraînant une montée de l'individualisme. Aujourd'hui, les salariés sont livrés à eux-mêmes, conscients que le couperet du chômage peut tomber à n'importe quel moment. Un tel contexte fragilise les individus, qui doivent désormais se prendre en charge pour aller mieux.

Quels sont les motifs de satisfaction, ou d'insatisfaction, au travail ?

La question du sens du travail est fondamentale, mais éminemment subjective. Pour un même travail, chacun va avoir un ressenti et des objectifs différents. Parfois, malgré des conditions de travail difficiles ou mauvaises, le travail pourra continuer à faire sens pour une personne, mais pas pour une autre...

D'où l'importance de nous reconnaître dans notre travail et d'être reconnu. Savoir pourquoi on le fait : est-ce pour le travail lui-même ? Sa rétribution financière et/ou symbolique ? Les relations à autrui ? Sa contribution économique ou sociale ? L'apprentissage ? Un plan de carrière ? Les réponses dépendent des individus, mais aussi de l'âge et de la situation personnelle. Il faut compter sur soi, rien que sur soi pour générer ce sens.

Que peut faire l'entreprise pour aider les collaborateurs à être heureux ?

Les conditions dans lesquelles s'effectue le travail dans nombre d'entreprises ne permet plus de le penser, ni de « se penser ». En multipliant des objectifs chiffrés et dénués de sens, le travail détourne l'énergie de l'être pour l'amener à être uniquement dans le « faire ». Si la direction a un projet collectif et associe ses collaborateurs à la réflexion, elle leur témoigne de l'intérêt, de la reconnaissance et, par là même, les valorise. Et en s'impliquant dans un projet qui le dépasse, et où il comprend son rôle, le salarié tire satisfaction de son travail.

A contrario, si un patron change d'objectifs régulièrement ou n'associe pas ses équipes à la réflexion, celles-ci sont très vite démotivées.

La clef consiste à instaurer une relation d'adulte à adulte, dans laquelle chacun doit se responsabiliser, tant l'entreprise, en donnant une ligne de conduite cohérente et connue de tous, que le salarié, en agissant dans l'intérêt de l'entreprise… mais sans oublier le sien ! Dans un tel contexte, le RH tout comme le manager se posent comme des personnes « ressources » pour offrir de bonnes conditions de travail.

Quels sont les indicateurs de bonheur valables en entreprise ?

S'il est possible de regarder le taux d'absentéisme, de présentéisme, de burn-out pour évaluer la situation de l'entreprise, le nombre d'innovations semble un indicateur pertinent car révélateur de l'implication des salariés dans un projet collectif. Des entreprises telles Google et autres stars d'internet ont de grandes chances de rendre leurs salariés heureux… Et s'il existe des « toxic handlers » aux Etats-Unis pour prendre en charge les situations problématiques dans l'entreprise, en France, les référents - cadres de proximité, personnes ressources - jouent ce rôle de catalyseurs d'angoisse.

Comment envisager l'avenir du bonheur au travail du côté des l'entreprise ?

Il y a ce que j'appelle le « fun totalitaire », c'est à dire une injonction d'être heureux où l'on demande aux salariés d'être pleinement épanouis dans leur travail malgré ce qui peut s'y passer. Le bonheur devient ainsi un outil de performance et contraint les collaborateurs à adhérer à ce bonheur, sans tenir compte des fragilités de ces derniers. A cela, s'ajoutent les multiples injonctions paradoxales de type « soyez heureux, malgré la crise » qui peuvent plonger les salariés dans la confusion.

L'une des pistes pour plus de bonheur au travail serait de créer du sens afin d'avoir une vision partagée et cesser le « travail empêché », qui multiplie les injonctions paradoxales à force d'aligner normes et process.

Et côté salarié ?

L'essentiel est de trouver du plaisir dans ce que l'on fait, pas tant dans le résultat - surtout s'il est empêché - que dans l'activité elle-même, la relation aux autres. Cela permet de gommer un peu les notions de temps et d'espace, et de laisser s'exprimer pleinement la force du moment présent. Même si on ne réalise rien d'extraordinaire, une concentration intense, un engagement profond renforce le sens du soi et transforme le travail en une expérience plus riche. Il s'agit de lâcher le but et les objectifs, en quelques sortes, car le plaisir et la motivation au travail ne sauraient s'appréhender via des tableaux Excel, mais par des attitudes, un état d'esprit et des échanges.

Propos recueillis par Frédérique Guénot

* Cabinet Sens et Perspectives

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