"Ça va comme un lundi", "J'en fais pour ce que je suis payée", "Partir ? C'est pire ailleurs, et à mon âge…" Qui n'a jamais lâché ou entendu ces petites phrases désabusées ? Et pour cause : en France, 38 % des salariés seraient démotivés, 10 % seulement vraiment impliqués dans leur travail, un record européen, et plus de 3 millions des actifs risqueraient un burn-out directement causé par leur épuisement professionnel.

Bonheur au travail : l'épanouissement comme sacerdoce

En tête des motifs d'insatisfaction : le manque de respect, de sens et d'égalité au travail, le montant de la feuille de paie, les conflits de valeurs (devoir fliquer ses collègues, etc.), l'impossibilité de prendre des initiatives et, surtout, le sentiment que la direction en demande toujours plus sans reconnaissance du travail fourni. « Parce qu'entre autres, trop de managers, la tête dans leurs tableaux Excel, savent à peine ce que font leurs équipes, explique Florence Béni-choux, médecin, cofondatrice de Better Human, cabinet d'experts qui établit des diagnostics de qualité de vie au travail pour les entreprises. Les salariés ont envie d'être heureux, épanouis au travail, et c'est relativement nouveau. Prenez les vendeuses : elles veulent pouvoir être une force de proposition. Ce sont elles qui servent les clients, pas leur directeur financier. Or, aujourd'hui, ce qu'on demande trop souvent aux travailleurs, c'est d'être bêtes et disciplinés, après leur avoir interdit toute initiative par des process et des contrôles. » 

Un salarié heureux est bon pour le chiffre d'affaires : il serait deux fois moins malade, six fois moins absent, neuf fois plus loyal… et même 31 % plus productif.

 En réaction, une tendance apparaît : des salariés qui imposent leur rythme et leur vision du travail. Prêts, même, à renoncer à des avantages comme le CDI, jusqu'ici considéré comme le Graal absolu. Aujourd'hui, certains préfèrent jongler avec des mi-temps et des missions, et télétravailler à la maison.

Les prochaines générations vont révolutionner le monde du travail : déjà, seulement 23 % des jeunes de 15 à 20 ans sont attirés par l'entreprise (d'après une étude BNP Paribas/The Boson Project). Certaines entreprises n'ont pas tardé à saisir ce phénomène, affichant un nouvel intérêt – opportuniste parfois, mais pas forcément – pour le bien-être de leurs employés. 

Bonheur et travail : deux mots que tout oppose, en tout cas pour ceux qu'une crise d'angoisse réveille chaque nuit vers 4 heures, sur fond de terreur du chômage. Pour Véronique Olivier, copilote du groupe Bien-être au travail à la Fabrique Spinoza, think-tank français qui œuvre à promouvoir le bonheur citoyen, « il s'agit au contraire d'une tendance de fond, venue du monde anglo-saxon et mise en œuvre par des patrons innovants. Ce ne sont ni de doux rêveurs, ni des héritiers des utopistes et des paternalistes du XIXe siècle, mais des pragmatiques qui veulent inventer une autre façon de travailler et de diriger. »

Un indice ? Le documentaire de Martin Meissonnier « Le bonheur au travail », diffusé sur Arte en février dernier, a été visionné plus de 305 000 fois depuis. Des patrons inspirants y démontraient au quotidien que le management à l'ancienne par le stress, le mépris de femmes et d'hommes, considérés avant tout comme des coûts et des charges sociales, freine la croissance. Alors qu'un salarié heureux est bon pour le chiffre d'affaires. Ainsi il serait deux fois moins malade, six fois moins absent, neuf fois plus loyal, et même 31 % plus productif. D'où le mouvement des « entreprises libérées » qui, chacune avec sa culture, disent faire confiance à leurs salariés pour prendre les bonnes décisions sans être bridés par leur management.  

Pionnière en France, la fonderie Favi, à Hallencourt, près d'Amiens, a carrément supprimé la hiérarchie, qui selon son créateur, Jean-François Zobrist, écouté jusqu'à Harvard, « coûte plus cher que les erreurs éventuelles des salariés qu'elle contrôle ». Ne reste que le directeur, parce qu'il en faut bien un, tandis que le personnel, suffisamment expérimenté, organise lui-même la production. Et la confiance rapporte plus que le contrôle, Favi déclarant une croissance de 10 % par an.

Le télétravail, une solution intergénérationnelle pour être heureux au travail

Peut-on aussi libérer les administrations ? Direction Bruxelles où, en 2012, Laurence Vanhée a troqué son titre de DRH au Service publique fédéral (SPF, la sécurité sociale belge) pour celui de « chief happiness officer » (directrice du bonheur). On ne rit pas : dans une autre vie professionnelle, cette ex-commerciale a fait un burnout et s'est fait une promesse : « Je veux être heureuse au travail, et faire en sorte que mes collaborateurs et d'autres le soient également. » Un des moyens pour y arriver : le télétravail, qui supprime le temps perdu dans les transports, permet au personnel de mieux concilier famille et vie professionnelle, et favorise la concentration sur les dossiers complexes. 

« Cette solution a aussi permis de résoudre un autre dilemme : attirer de nouvelles recrues de la génération Y, hyperconnectée, habituée à bosser où et quand elle veut, l'important étant que le travail soit fini à temps. » Depuis, 70 % des fonctionnaires du SPF travaillent jusqu'à trois jours par semaine à la maison. Ce coup de pied dans les vieilles habitudes n'a pas plu à tout le monde. « Les uns – des cadres – parce qu'ils avaient l'habitude de jouer les inspecteurs des travaux finis avec leur équipe sous les yeux et ne se retrouvaient pas dans leur nouveau rôle de facilitateur entre l'open space et les collaborateurs éloignés. D'autres ont mal vécu le passage de la culture présentéiste – « l'important c'est qu'on me voit au bureau » – à celle de la rentabilité. Quand les collègues qui bossent à la maison traitent beaucoup plus de dossiers et en moins de temps que ceux qui passent la journée au centre administratif, ça peut déranger. 

Depuis, Laurence Vanhée a quitté la Sécu belge et fondé son propre cabinet de RH, Happyformance. « Nous passons plus de temps au bureau qu'avec notre famille et nos amis. Pourquoi faudrait-il que nous continuions à déshumaniser nos relations hiérarchiques ou que la force de l'habitude nous pousse à souffrir de schizophrénie en ayant une personnalité pour la maison et une autre au travail ? » 

Pour veiller à l'ambiance dans l'open space, un nouveau métier fait son apparition : « feel good manager » (manager du bien-être)

La « happy culture » fait des émules. Chez Kiabi, 8 000 salariés, à Hem, près de Lille. Au siège, un bar-salle de repos, aménagé par les salariés, avec des palettes en bois de récup en guise de tables basses. A la tête des ressources humaines, Christine Jutard, rebaptisée elle aussi « chief happiness officer ». Opportunisme pour séduire talents et clients ou démarche sincère dans l'intérêt des salariés et de l'entreprise ? Peut-on décréter que, désormais, on sera tous heureux dans la boîte, un peu comme dans une secte ? « On s'est dit que tout le monde allait se foutre de nous, mais on savait que ce changement symbolique serait bon pour l'entreprise, pour tous. Certes, on ne peut pas forcer un salarié à être heureux, mais la convivialité, la complicité, rigoler ensemble, c'est un état d'esprit qui faisait déjà partie de notre ADN. » Côté salaires hors primes, rien de spécialement folichon : ce sont les mêmes que chez les autres marques de prêt-à-porter. Alors qu'est-ce que ça change, sur le terrain, la « happy culture » ? Vendeuse chez Kiabi depuis quatre ans à Faches-Thumesnil, dans le Nord, Anne-Laure, 28 ans, confirme « une très bonne ambiance. J'organise ma journée comme je l'entends. Je suis assez expérimentée pour savoir où sont les priorités. » Elle apprécie particulièrement la proximité avec des managers plutôt « arrangeants », et aussi pouvoir s'habiller à sa guise : « Ce n'est pas le cas dans les autres enseignes. »

Être heureux au travail : vers une disparition du management "old school" ?

Pour veiller à l'ambiance dans l'open space, un nouveau métier fait son apparition, preuve encore une fois de l'émergence de cette nouvelle culture : « feel good manager » (manager du bien-être). Comme Magdalena Bethge, 32 ans, chez Jimdo, à Hambourg, start-up de création de sites Internet, 200 employés. « Les fondateurs voulaient que la boîte garde son esprit initial, explique Justine, Française embarquée dans l'aventure : une hiérarchie la plus plate possible, et un esprit coloc d'étudiants. Magda est à la fois notre grande sœur à tous, Madame Les-bons-tuyaux, notre comité des fêtes et notre coach sportif – on court avec elle tous les midis… » On vous rassure : seuls courent les volontaires. Alors les entreprises old school sont-elles vouées à disparaître pour le plus grand bonheur de salariés « libérés » ? « En théorie, oui, affirme Isaac Getz, professeur de leadership et de l'innovation à l'ESCP Europe. Ces bureaucraties hiérarchiques, extrêmement rigides, ont des logiques qui fonctionnaient dans un monde stable mais pas dans un univers turbulent, imprévisible. Elles ressemblent au “Titanic” avec, au gouvernail, une petite équipe de direction toute-puissante qui fonce vers l'iceberg. Mais en pratique, tout dépend de la santé de leur marché et de la pression interne.

Regardez la génération Y : à 12 ans, ils ont déjà leur blog, mais dans l'entreprise, ils constatent qu'ils sont infantilisés, comme tous les salariés. Face à un management à la papa, les plus brillants vont voir ailleurs. » Mais que deviennent les syndicats dans l'entreprise libérée ? « Elle force tout le monde à repenser son rôle. Plutôt que la confrontation, mieux vaut chercher le meilleur compromis tous ensemble. Ainsi, pas de libération sans salaires corrects, équitables. »

Reste que l'objectif prioritaire de la majorité des entreprises est toujours d'augmenter leur part de marché, bien avant le bonheur des salariés, qui est aussi affaire individuelle. Mais à quel prix, où mettre le curseur ?