Forcée de recourir à un avocat pour obtenir un avortement

Le CUSM reconnaît le « droit strict à l’interruption volontaire de grossesse de chaque femme, conformément à la jurisprudence établie par la Cour suprême du Canada », a répondu l’établissement au «Devoir».
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Le CUSM reconnaît le « droit strict à l’interruption volontaire de grossesse de chaque femme, conformément à la jurisprudence établie par la Cour suprême du Canada », a répondu l’établissement au «Devoir».

Au pied du mur, se sentant forcée de poursuivre une grossesse, une femme a eu besoin de l’intervention d’un avocat pour obtenir un avortement tardif au Québec, plus tôt cette année. Un avis éthique du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), où cette patiente était suivie, s’était opposé à l’intervention.

Cette décision bafoue, selon des juristes, les multiples décisions de la Cour suprême du Canada en matière d’avortement. Le plus haut tribunal au pays a clairement statué, dans ses jugements, que les femmes avaient le droit fondamental de ne pas poursuivre une grossesse, peu importe son stade ou la viabilité du fœtus.

Dans le cas de cette patiente, de l’histoire de laquelle nous omettrons volontairement des détails afin de protéger son identité, un avocat et des médecins ont dû trouver un moyen de l’aider à mettre fin à sa grossesse en évitant de passer par les tribunaux ou le comité d’éthique d’un deuxième établissement, alors que le temps pressait.

Pour Me Louise Langevin, c’est la preuve, troublante, que des éthiciens et des médecins se croient « au-dessus de la Charte canadienne » des droits et libertés. « L’avortement est un soin de santé auquel la femme a droit. C’est épouvantable de voir un tel cas aujourd’hui », déplore la professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval. « Le fœtus n’a aucun droit, qu’on soit d’accord ou non. »

Cette femme a accepté de confier son expérience, encore douloureuse, au Devoir. Victoria (nom fictif) et son conjoint préparaient avec excitation l’arrivée de leur enfant jusqu’à ce que leur bonheur vole en éclats. Elle avait atteint le troisième et dernier trimestre de sa grossesse (après 27 semaines après les dernières menstruations) quand une échographie a révélé que le fœtus portait des anomalies.

De test en test, la mauvaise nouvelle se confirmait. Le couple s’est même adressé à un autre hôpital pour obtenir un second avis. Les médecins ne s’entendaient pas tous sur l’avenir de l’enfant à naître. Une chose était certaine : à un certain point, Victoria ne voulait plus continuer et se livrer à davantage d’examens médicaux. C’est alors qu’elle a demandé une interruption volontaire de grossesse (IVG).

« Je ne voulais pas que mon enfant souffre toute sa vie », confie-t-elle. Sa décision était claire, et son conjoint l’appuyait.

Mais le CUSM a refusé de procéder à l’IVG, affirme-t-elle. Un avis éthique rédigé à la suite d’une demande de consultation en éthique clinique de la part d’un médecin impliqué au dossier, dont Le Devoir a obtenu copie, précise qu’une IVG au troisième trimestre, alors que la santé de la mère et du fœtus n’est pas en danger, constitue une rupture avec les « valeurs du CUSM comme institution » et les pratiques « usuelles » dans la société canadienne dans le cas d’un handicap non mortel.

Le comité multidisciplinaire de l’établissement, cité dans l’avis, aurait conclu à une absence de « justification morale ». Selon les informations contenues dans ce document, le CUSM n’a jamais accepté de procéder à une IVG de troisième trimestre pour des conditions qui ne compromettaient pas la vie.

En conclusion, l’avis recommande d’envoyer la patiente ailleurs si elle maintient sa décision. Or, contrairement à d’autres Québécoises, qui sont envoyées au Kansas, aux États-Unis, pour des IVG après 24 semaines de grossesse, Victoria ne peut pas voyager, pour des raisons que nous tairons afin de protéger son anonymat.

« On voulait me forcer à avoir un enfant. On m’a dit qu’on ne pouvait pas m’aider, que c’était les règles de l’hôpital. Je me suis sentie prise au piège ! », raconte-t-elle.

L’avocat Jean-Pierre Ménard et des médecins l’ont finalement aidée à interrompre sa grossesse au Québec.

« Je ne juge pas mes médecins du CUSM, ils ne pouvaient pas m’aider en raison des règles », dit-elle aujourd’hui. « Aucune mère ne mettrait fin à une grossesse dans ses dernières semaines sans avoir une excellente raison, constate-t-elle. C’est ma décision, c’est ce qui m’a blessée le plus. C’est mon corps, c’est ma vie ! »

Le CUSM reconnaît le « droit strict à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) de chaque femme, conformément à la jurisprudence établie par la Cour suprême du Canada », a répondu l’établissement au Devoir.

« Face à une demande d’IVG, les membres de l’équipe traitante prodiguent des soins et services au meilleur de leur connaissance du dossier de la patiente visée, de leur expertise, expérience et jugement cliniques, à la lumière de leurs règles de l’art respectives et notamment guidés par les Lignes directrices du Collège des médecins du Québec », a répondu le CUSM par courriel. On précise que le comité éthique de l’hôpital « n’a jamais été saisi d’une telle question » et qu’une « consultation [en éthique] n’est pas la même chose qu’une décision ». Le comité d’éthique « par conséquent n’a jamais refusé d’IVG », a écrit la coordonnatrice des communications Vanessa Damha au Devoir.

Le droit est clair, disent des juristes

« Aucune loi ne prévoit de délai maximal au-delà duquel une femme enceinte perd son droit à l’avortement. Ainsi, peu importe l’avancement de sa grossesse, une femme a toujours le choix de faire ce qu’elle croit être le mieux pour elle », précise le site Éducaloi.

L’avocat Jean-Pierre Ménard, qui a aidé cette patiente bénévolement, reproche aux établissements de santé de contrevenir à la loi canadienne en toute impunité depuis plusieurs années en soumettant les cas d’avortement tardifs à un processus éthique. « C’est abominable qu’une femme enceinte ait eu à appeler un avocat pour obtenir un avortement, déplore-t-il. Je suis étonné que le droit soit aussi clair et que des établissements persistent ». Si le médecin a droit à « l’objection de conscience », ce n’est pas le cas pour un hôpital, soutient-il.

« Il n’y a aucune question éthique au-dessus du droit », tranche la professeure de droit Louise Langevin.

Le Collège des médecins en réflexion

Les lignes directrices du Collège des médecins du Québec (CMQ) stipulent que l’IVG « après 23 semaines de gestation est réservée aux cas d’anomalies congénitales graves ou à des situations cliniques exceptionnelles ».

Jean-Pierre Ménard, dans une lettre, demande à l’ordre professionnel de les revoir, car « leur application a […] pour effet de nier aux patientes québécoises l’exercice [d’un] droit fondamental formellement reconnu par les tribunaux canadiens et protégé par la Charte canadienne des droits ».

Le CMQ a confié à son groupe de travail en éthique clinique et à son comité de périnatalité le mandat de se pencher sur l’IVG tardive « dans le but, éventuellement, de revoir les lignes directrices », indique sa responsable des communications, Caroline Langis. « Il existe un malaise éthique par rapport aux avortements après 23 semaines, ajoute-t-elle. Il y a des questions éthiques et médicales à prendre en compte en plus du droit. »

Un droit reconnu par la Cour suprême du Canada

C’est l’affaire Morgentaler qui, en 1988, a entraîné la décriminalisation de l’avortement au Canada. La Cour suprême a invalidé les comités d’avortement thérapeutique qui, dans les hôpitaux, décidaient si une femme pouvait ou non avoir recours à l’avortement. En 1989, dans l’affaire Chantal Daigle, la Cour suprême a aussi statué à l’unanimité que le foetus n’avait pas le statut de « personne » et ne jouissait donc d’aucun des droits protégés par la Charte des droits et liberté, comme le droit à la vie, et ce, tant qu’il n’est pas né et viable. Au Canada, le foetus n’a aucun statut juridique, et la mère jouit de la pleine autonomie quant à sa décision de poursuivre une grossesse, quel qu’en soit le stade. C’est une des législations les plus libérales dans le monde.
23 commentaires
  • François Beaulé - Abonné 20 décembre 2016 08 h 03

    Absence de loi sur l'avortement volontaire

    Il n'y a pas de loi encadrant l'avortement volontaire au Canada. Le code criminel ne reconnaît pas l'existence des fœtus. Me Jean-Pierre Ménard se dit étonné que des établissements de santé reconnaissent l'existence des fœtus ! Les médecins et les hôpitaux vivent dans la réalité alors que Me Ménard s'en tient à une interprétation d'un code criminel qui dénie l'existence des fœtus.

    Il est souhaitable que le Canada se dote d'une loi reconnaissant la réalité des fœtus et encadrant la pratique de l'avortement volontaire.

  • Yves Petit - Inscrit 20 décembre 2016 08 h 38

    Liquidons-les

    Au lieu d'offrir toute l'aide que cette femme aurait eu besoin pour mener à terme son enfant, tous ou presque s'acharnent à tuer cette vie innocente. Se réfugiant dans les textes de loi, on nie toute humanité à cette vie parfaitement innocente. N'ayant pas d'argent, pas d'avocat, pas de parole, pas de "droits" et pas de visibilité, il est bien facile de faire preuve de lâcheté et de dire "on le liquide".

    Ces petits foetus ne sont-ils pas à l'image du petit Jésus qu'on va fêter dans quelques jours. Lui aussi n'avait aucune protection et de nombreux ennemis. Pourtant il a réussi à rendre meilleur les créatures cruelles que nous sommes fondamentalement.

    • Bernard Dupuis - Abonné 21 décembre 2016 10 h 58

      Je suis incapable de prouver que ce que vous dites ici est vrai ou faux. Toutefois, il est évident que votre imagination est assez fertile et créative.

    • Maxime Parisotto - Inscrit 22 décembre 2016 07 h 43

      Jésus a rendu meilleur quelqu'un?

      Ah oui?

      Qui?????

  • Michel Lebel - Abonné 20 décembre 2016 08 h 40

    Protection requise

    Question: Tous les humains ont été un jour des foetus. Il semble donc assez évident que le foetus doit bénéficier d'une certaine protection! Le minimum: après telle durée de grossesse, l'avortement devrait être interdit. Je ne crois pas qu'il y ait un droit aussi ''libéral'' que le canadien en ce domaine. À méditer.

    M.L.

    • Jean-Pierre Lusignan - Abonné 21 décembre 2016 07 h 22

      À méditer également...J'ai vécu à Plessisville pendant ma jeunesse et l'on y retrouvait alors l'Hôpital Notre-Dame des anges. Une congrégation religieuse opérait cette installation. L'on y trouvait des enfants très gravement handicapés probablement abandonnés par leurs parents pour cette raison. Avant sa prise de possession par le gouvernement en 1972 (?), cet établissement abritait un peu plus de trois cents personnes et très peu y étaient stimulées. Dès sa reprise, le gouvernement a diminué le nombre d'enfants à un peu moins de 100 et par la suite rapidement et définitivement fermé l'installation les abritant.

  • Jean-Pierre Lusignan - Abonné 20 décembre 2016 08 h 53

    Se donner une morale et l'imposer à autrui sont deux choses distinctes.

    Pendant vingt-sept ans, j'ai enseigné la déontologie professionnelle aux infirmières inscrites à un cours universitaire. Je leur ai dit que le droit des libertés fondamentales canadien et québécois prime tout discours moral professionnel, personne n'ayant en plus l'autorité morale d'imposer son point de vue à autrui. Malheureusement, certains discours moraux, donneurs de soins et établissements de santé développent consensuellement une vision du bien du patient privilégiant leurs intérêts, leurs procédés soignants, leurs morales et leurs religions avant ce qu'il entend véritablement comme étant le sien...et l'imposent par la suite au patient de toutes sortes de façons. Il suffit de gratter un peu leurs discours et pratiques pour découvrir qu'ils sont faussement éthiques et surtout essentiellement moraux. Heureusement, cette femme s'est tenue debout et un avocat l'a aidée du mieux qu'il a pu. Espérons que le Collège des médecins fasse la même chose et que les établissements de santé se donnent un langage et des structures facilitants et non réducteurs du bien du patient tel qu'il l'entend.

    • Jean-François Sabourin - Abonné 20 décembre 2016 09 h 26

      Il est est rare qu'un commentaire qu'un commentaire à un article en ligne soit aussi pertinent que le vôtre! Merci

    • Réal Nadeau - Abonné 20 décembre 2016 21 h 24

      Il y eut un temps où la Cour Suprême mettait des nuances au droit à l'avortement reconnaissant,ENTRE AUTRES RÉALITÉS, que l'enfant à naître était un être distinct de la mère. Cette même cour a opté pour un RACCOURCI radical, hautement discutable aux plans éthique et philosophique.

    • Nicole D. Sévigny - Abonnée 21 décembre 2016 12 h 26

      Heureusement que m. JP Lusignan, vient mettre un faisceau de clarté et une bonne dose de professionnalisme dans les élucubrations de certains commentaires.
      Sinon, on se croirait de retour dans les temps obscurs, en les lisant...tel: le p'tit Jésus !...franchement !?

  • Lise Bélanger - Abonnée 20 décembre 2016 09 h 51

    Je ne suis pas certaine que si ce foetus avait évolué à terme aurait été heureux de vivre avec ses anomales.

    De plus, si les parents ne se sentaient pas capables d'élever un enfant avec de telles anomalies(non spécifiées ici) cet enfant en plus d'être handicapé n'aurait certainement pas été heureux et aurait vite fait de comprendre que son état perturbe sa famille.

    Il n'y a pas que le foetus présentant des anomalies à considérer mais bien la capacité des parents de faire face à une souffrance pour eux et leur enfant.

    Voir souffrir son enfant est la chose la plus difficile à vivre.

    • Marc Therrien - Abonné 20 décembre 2016 16 h 49

      Je seconde et j'appuie.

      Quelques psychologues pourraient certainement témoigner du mal de vivre et du combat incessant pour rester en vie d'adultes qui ont eu ce malheur d'être projetés dans le monde alors qu'ils étaient profondément non désirés par l'un ou l'autre de leur parent ou même les deux. Donner la vie, mettre au monde et accompagner un être humain est un acte profondément engageant qui devrait justement engager seulement celle (et celui, s'ils sont deux à vouloir la même chose), qui en auront la responsabilité. Si, avec l’arrêt Tremblay C. Daigle, il a été établi clairement que le mari ou le conjoint n’a aucun droit sur le fœtus porté par l’épouse ou la conjointe, pourquoi la société anonyme de tout le monde et personne en même temps en aurait? Il y a quand même des limites à forcer quelqu’un à faire ce qu’il ne veut pas faire, surtout dans le domaine de la vie très intime et très privée, et cette situation-limite a justement été clairement établie dans le cas de l’avortement.

      Honnêtement, je pense qu’il y a encore des hommes qui ont de la difficulté à accepter que l’ultime (dans le sens littéral de «qui vient en dernier lieu dans le temps») pouvoir de donner la vie revient à la femme seulement.

      Marc Therrien