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    grand angle

    LGV Lyon-Turin. Erri de Luca, homme de parole

    Par Eliane Patriarca
    Erri de Luca lors de son procès à Turin le 28 janvier.
    Erri de Luca lors de son procès à Turin le 28 janvier. Photo Marco Bertorello. AFP

    L’écrivain, qui comparaissait le 28 janvier devant le tribunal de Turin pour avoir employé le terme «sabotage» au sujet du projet de LGV, revendique sa liberté d’expression et dénonce les références tendancieuses à son passé de militant d’extrême gauche dans les années 70.

    Il aime à dire que cette inculpation est son premier prix littéraire dans son pays. Erri de Luca, 64 ans, l’un des écrivains italiens les plus lus dans le monde, auteur de plus de 60 romans, nouvelles, essais, recueil de poèmes, prix Femina étranger pour Montedidio (1), prix Ulysse pour l’ensemble de son œuvre, prix de littérature européenne pour le Tort du soldat (2), comparaissait, le 28 janvier, devant le tribunal de Turin. Inculpé pour une opinion, trois semaines après la manifestation internationale pour la liberté d’expression qui a suivi le carnage commis à Charlie Hebdo. Erri de Luca est accusé d’«incitation publique à la délinquance», au sabotage, et risque un à cinq ans de prison. Le délit ? Quelques phrases prononcées en septembre 2013, durant une interview téléphonique autour du projet de ligne à grande vitesse (LGV) Lyon-Turin, puis publiées par le Huffington Post italien et l’agence de presse Ansa.

    L’écrivain, qui soutient depuis huit ans le combat des habitants du val de Suse - les «No TAV» (No al Treno ad Alta Velocità) - contre ce qu’ils considèrent comme un projet inutile, dispendieux et ravageur pour leur environnement, déclarait notamment : «La TAV doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages, elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile.» Des mots contre lesquels le promoteur du projet, l’entreprise privée Lyon Turin Ferroviaire (LTF), filiale de Réseau ferré de France et de Rete Ferroviaria Italiana, a porté plainte. En février 2014, dans sa maison près de Rome, Erri de Luca s’est vu signifier sa mise en examen par des agents de la Digos, la division chargée de la lutte contre le terrorisme.

    «Manifester librement sa propre pensée»

    Beaucoup de ses lecteurs et de militants «No TAV» soutenaient l’auteur le 28 janvier, à Turin, notamment en lisant des extraits de ses textes. Certains s’étaient munis de pancartes «Je suis Erri». Une référence pourtant clairement rejetée par l’écrivain aux multiples vies. Né à Naples, Erri de Luca fut, dans les années 70, militant de Lotta Continua - mouvement de la gauche révolutionnaire qui a pratiqué des formes de lutte armée - puis ouvrier chez Fiat, brasseur de béton sur des chantiers de BTP, avant de faire des mots son seul outil, d’apprendre l’hébreu ancien et le yiddish, de devenir cet érudit qui lit chaque matin l’Ancien Testament, ce mystique sans religion qui puise dans la Bible une concentration unique de sens et de poésie. «Non, on ne peut pas rapprocher les massacres commis à Paris de mon petit cas,précise-t-il à Libération. Il s’agit d’un problème judiciaire, purement italien, d’un abus contre la liberté d’expression garantie par l’article 21 de la Constitution», celui qui prévoit : «Chacun a le droit de manifester librement sa propre pensée par la parole, l’écrit et tout autre moyen de diffusion.»

    Comment en est-on arrivé en Italie à inculper un écrivain pour des mots ? Au-delà des Alpes, la LGV Lyon-Turin est un sujet hypersensible, enkysté depuis plus de deux décennies. Tout le val de Suse (Piémont) est arc-bouté contre ce titanesque projet, lancé en 1991 mais ajourné tant de fois que la ligne ne devrait entrer en service qu’en 2028-2029. Il s’agit d’une ligne voyageurs et fret dont ses promoteurs affirment qu’elle mettra Milan à quatre heures de Paris et délestera la route d’un million de camions par an. Elle implique, pour «gommer» les Alpes, le percement du plus long tunnel d’Europe : 57 km entre Haute-Savoie et Piémont. Les opposants contestent l’utilité publique de ce projet fondé sur des prévisions de trafic surévaluées, alors que la ligne existante est sous-exploitée. Ils dénoncent le coût exorbitant - passé de 12 milliards d’euros en 2002 à plus de 26 aujourd’hui - et soulignent que l’infiltration mafieuse parmi les entreprises sous-traitantes en Italie a été établie. Cette communauté montagnarde se bat contre le désastre environnemental annoncé : artificialisation des terres, tarissement des sources et multiples pollutions. «Le projet impose de creuser un tunnel dans une montagne truffée d’amiante et de pechblende, un matériau radioactif,expliquait Erri de Luca à Libération, en juin. La perforation va mettre à l’air libre ces matériaux», exposant ouvriers et habitants aux risques de cancers.

    La contestation dans le val de Suse n’a jamais cessé, avec des chantiers pris d’assaut et des manifestations violentes, comme à l’été 2011. Mais la presse italienne, dans sa grande majorité, considère les «No TAV» comme de violents rétrogrades ; les partis politiques, à l’exception du mouvement Cinque Stelle, vilipendent ces ennemis du progrès. Depuis 2011, l’Etat italien a proclamé les chantiers de la LGV Lyon-Turin «zones d’intérêt stratégique», ce qui lui a permis de les transformer en camps retranchés, protégés par l’armée et la police.

    L’inculpation «absurde» dont il est l’objet s’inscrit, pour Erri de Luca, dans la «dérive générale»,la criminalisation des opposants à la LGV. «Le parquet de Turin a même créé un département spécial de quatre procureurs pour poursuivre les "No TAV", dénonçait-il en juin dans Libération. Mille personnes ont déjà été inculpées.»

    La veille de son audience, 47 activistes «No TAV» étaient jugés à Turin pour des heurts violents avec les forces de l’ordre survenus en 2011 : ils ont été condamnés au total à cent quarante-sept années de prison.

    Pas nostalgique mais loyal

    Mais s’en serait-on pris aux mots de l’écrivain s’il n’avait pas été dans les années 70 un militant d’extrême gauche ? L’Italie reste traumatisée par les années de plomb et croit voir resurgir son spectre autour des «No TAV». Dans une tribune publiée par l’Obs,le 24 janvier, au sujet du procès d’Erri de Luca, le nouveau procureur général du parquet de Turin, Armando Spataro, longtemps patron de l’antiterrorisme à Milan, appelait «les intellectuels» italiens à «reconnaître leurs erreurs» et restituait «les événements du Val de Suse (attentats, sabotages, attaques contre les forces de l’ordre) dans l’histoire de la subversion italienne, avec toutes les nuances dues à l’évolution des temps. […] Trois cent quatre-vingts personnes ont été assassinées en Italie par les groupes terroristes de droite et de gauche au cours des "années de plomb"».

    Or, Erri de Luca n’a jamais renié son passé. Il adhère au mouvement d’extrême gauche Lotta Continua, en 1969,et en devient l’un des dirigeants, responsable de son service d’ordre jusqu’à la dissolution en 1977. Il défend toujours ces années de révolution, ce qui lui vaut hostilités et «lynchage médiatique» selon les Inrocks (3) : «Le sénateur Giuseppe Esposito appelle au boycott de ses livres. Le célèbre critique télé Aldo Grasso dénonce un écrivain qui n’aurait "pas tiré un trait sur son passé" . D’autres lui reprochent de jeter de l’huile sur le feu pour gonfler les ventes de ses livres.»

    Erri de Luca a l’habitude. Il dénonce une utilisation «abusive» de son passé pour «confirmer le danger social de [ses] paroles». «Mon passé est passé ! Clos avec le XXe siècle»,martèle-t-il au téléphone. Il n’est pas nostalgique mais «loyal», oui. «Si le jeune homme que j’ai été me rencontrait aujourd’hui, il me serrerait la main. J’ai appartenu à une génération qui faisait ce qu’elle disait, qui prétendait être responsable de ses actes comme de ses mots. A l’époque, j’étais un révolutionnaire, je faisais partie d’une communauté en lutte. Maintenant, je suis un citoyen, seul, engagé dans une lutte sociale.»

    Pour préparer sa défense, il a rédigé un pamphlet, la Parole contraire (4), publié en janvier en Italie, en France, en Allemagne, en Espagne, et devenu la clé de voûte du mouvement de soutien qui s’exprime sur le Net et dans des dizaines de librairies. Avec ses mots clairs et drus, il invoque le droit à une parole qui ne se plie pas à la doxa, à l’opinion dominante. Une parole à contre-courant. Avec une ironie coupante, il demande qu’on lui présente «ces personnes non identifiées, violentes mais qui consultent attentivement le Huffington Post, dans l’attente qu’un intellectuel leur donne le feu vert pour causer des dégâts», ces «saboteurs» qui auraient agi à son instigation. Avec une véhémence orgueilleuse, il évoque sa responsabilité sociale d’écrivain, son «devoir de parole contraire» : «Si je me taisais par convenance personnelle, préférant m’occuper de mes affaires, les mots se gâteraient dans ma bouche.»

    «Défendre les plus démunis, c’est mon vice d’origine !»

    Son personnage littéraire préféré est Rossinante, le cheval de Don Quichotte, auquel il s’identifie «car, comme beaucoup de ma génération, j’ai été chevauché par quelques Quichotte de noble cause». Dans ses livres, Erri de Luca fait peu allusion à ses combats, révolutionnaires du passé ou citoyens d’aujourd’hui. Mais, dit-il, «un écrivain a une petite voix publique qui peut servir pour faire quelque chose de plus que la promotion de ses œuvres». Lui se sent le devoir de «défendre la liberté de parole des sans-voix». «Comme citoyen, dit-il, je défends les plus démunis - c’est mon vice d’origine !» des pêcheurs de Lampedusa qui, contre «les ordres du continent», secourent les migrants, aux ouvriers de la plus grande aciérie d’Europe dans les Pouilles, décimés par le cancer, en passant par les habitants du val de Suse.

    Il revendique le droit d’utiliser, «selon le bon vouloir de la langue italienne», le verbe «saboter», qui a «une très large application au sens figuré». « On peut dire que la grève des ouvriers dans une usine sabote la production, qu’une opposition parlementaire sabote un projet de loi par son obstruction…»

    Leçon peu appréciée du procureur Andrea Beconi qui, le 28 janvier, a réfuté toute ambiguïté sur le sens du mot «saboter» utilisé par l’écrivain : «Il s’agit bien d’incitation à la destruction de biens, l’une des limites prévues par la loi à la liberté d’expression.» Prochaine audience le 16 mars. S’il est condamné à la prison, Erri de Luca ne fera pas appel. Il est «tranquille». «Je n’ai pas d’enfants, pas de famille, et mon chat saura trouver de quoi manger chez les voisins.»

    (1) et (2) Gallimard, 2002 et 2014. (3) Edition du 14 novembre 2014. (4) Gallimard, janvier 2015.

    Eliane Patriarca
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