Paris-Marseille, voyage au bout de l’appli
La première fois que je l’ai vue, c’était il y a quelques jours, à bord d’un TGV Paris-Marseille. Elle s’étalait en grandes lettres blanches sur la baie vitrée au-dessus du siège d’en face. Elle était invitante, apaisante, bienveillante. C’était plus qu’une phrase : une caresse, un appel, un effleurement plein d’amitié. «Laissez-vous rêver», disait la vitre. Invitation tout en douceur, accompagnée pour plus d’intelligibilité d’un pictogramme de nuage, au cas où l’énoncé barrant le paysage me serait resté obscur.
C’était un train très matinal. J’avais peu dormi. Dans toute la voiture régnait, puissant comme un sortilège de conte de fées, un ensommeillement baigné d’odeurs de cafés-croissants avalés à la va-vite. J’écoutais en boucle l’Appuntamento, titre faussement vintage du groupe milanais Calibro 35, que d’ailleurs je recommande. Bref : je rêvais, précisément. Je somnolais, je laissais mes yeux se poser au dehors sur un champ, une vache, un viaduc. Je savourais le miracle de ce silence : tant de corps qui auraient pu s’agiter en tous sens (qui sitôt arrivés à bon port le feraient, ne feraient même que ça), et qui en attendant s’accordaient pourtant à prolonger le charme, à recréer collectivement, pour quelques heures encore, l’immobilité de la nuit.
Ma divagation s’est achevée à l’exact moment où mes yeux ont fait le point sur la phrase au milieu de la vitre. Sans le vouloir, mes yeux l’ont lue. «Laissez-vous rêver.» Et aussitôt ç’a été fini. Juste à côté j’ai vu qu’était placardé le mode d’emploi du wi-fi à bord. Au même moment, la voix de Nicolas notre barista a vibré dans les haut-parleurs, réveillant en sursaut les dormeurs alentour pour leur rappeler qu’un rêve de gâteaux et de boissons chaudes les attendait en voiture-bar. J’ai appris que les cookies au chocolat blanc étaient l’œuvre de Michel et Augustin, qu’il était possible de les commander à distance via une appli dédiée, qu’à cet horaire de pointe de 6 h 40 du matin, cela dit, l’attente en voiture-bar était nulle.
J’ai senti d’un coup le dilemme me déchirer. Rêver ou ne pas rêver ? Me connecter au wi-fi ou ne pas me connecter ? Commander un cookie du fond de mon siège ou aller le chercher pour profiter du répit en voiture-bar ? J’ai béni la SNCF de devancer mes désirs, de veiller sur moi, de me rappeler qu’il m’était aussi loisible, si je le souhaitais, de tout simplement regarder par la fenêtre. Alors m’est revenu le nom du train à bord duquel je me trouvais : InOui. Pour la première fois je l’ai écouté. Un beau nom. Bien trouvé. InOui, il paraît que ça s’appelle un ambigramme : mot réversible, lisible aussi bien tête en haut que tête en bas, pour peu qu’on dessine le N comme un U renversé et qu’on fasse pivoter les cinq lettres autour du O comme d’un axe. Sorte de mot piège, auquel il est impossible d’échapper - dans inOui, il y a Oui.
Je me suis rappelé que je n’achetais plus mes billets sur Voyages-sncf.com mais sur Oui.sncf. J’ai admiré le génie de ce choix de com : ne plus même éprouver le besoin d’un nom évoquant le voyage, ou le déplacement, ou l’ailleurs. Oser remonter tout en amont, à la source du geste même de consommer : l’acquiescement. J’ai songé qu’il y avait plus insidieux encore que l’inOui : le Ouigo. Sorte de oui au carré. D’acquiescement double. Oui, go ! Oui on y va ! Oui c’est parti ! Fantasme d’un usager captif trois heures durant, et à tout adhérant. A tout opinant. A toutes les offres renvoyant, plutôt qu’un affreux «non» rabat-joie, ce oui dont un livre recommande en ce moment d’encourager très tôt l’apprentissage chez les enfants, comme la meilleure preuve d’équilibre et de maturité. Oui aux cookies ! Oui au wi-fi ! Oui à l’inOui ! Oui au cerveau du Oui !
Je n’ai pas été sauvé de ces pensées par le pictogramme de nuage collé à la vitre, ni par la contemplation du paysage au-dehors, mais par la technologie habituellement tueuse de rêves : mon téléphone, qui a vibré dans mon sac, affichant un SMS auquel j’ai voulu répondre en terminant par «je t’aime». J’allais l’envoyer quand, me relisant, j’ai vu que le correcteur orthographique avait fait des siennes. «Je t’anime», disait bien présomptueusement le message. J’ai corrigé, mais une ligne plus loin tout a recommencé. Au lieu de «Je t’embrasse», j’ai vu que j’avais écrit, tout aussi prétentieusement : «Je t’embrase». J’ai corrigé, mais l’image m’est restée en tête. «Je t’embrase !» avec un point d’exclamation. Et la divagation est repartie.
Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.
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