Navigation – Plan du site Genre, sexualité & société • fr -- Articles De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait L’expérience de jeunes couples -- comprendre comment, en l’espace de quelques années, une majorité de femmes semblent passer d’une phase où elles ont « profité de leur jeunesse » à celle d’un relatif désintérêt pour la sexualité conjugale hétérosexuelle. Alors que, comme jamais auparavant, les jeunes femmes ont pu vivre plusieurs expériences sexuelles et amoureuses, une fois en couple, on note une divergence d’attentes à l’égard de la sexualité. Elle est expliquée par des « besoins » masculins jugés plus irrépressibles. L’article s’attache à montrer comment, face à eux, les femmes tentent de négocier et pourquoi, dans cette perspective, l’activité -- continuent de ressentir. Cette hétérogénéité de situations interroge sur la position de retrait des femmes et conduit à proposer une hypothèse en termes d’une moindre socialisation à la composante désirante de la sexualité. Starting with an empirical survey conducted in 2016 on about 40 young adults in -- Mots-clés : couples hétérosexuels, sexualité conjugale, désintérêt sexuel, désir sexuel, socialisation. -- Des femmes actives sexuellement… durant leur jeunesse La période de jeunesse sexuelle Une sexualité récréative en attendant « le bon » Aux premiers temps du couple Une relation plus satisfaisante sur le plan sexuel La sexualité alimente le couple « Avoir envie » versus « préférer la tendresse » Entre baisse du désir et envie de tendresse : parvenir à négocier -- • 1 Outre le texte de M. Bozon (1998) dédiée à la place du désir dans le cycle de la sexualité conjugal (...) 1La diminution du désir à l’épreuve de la vie conjugale hétérosexuelle est une -- temps, moins disposées à avoir des rapports sexuels (Bozon, 2013, p. 72, 2001a). D’un autre côté, depuis les années 1970, et sous la pression du mouvement d’émancipation des femmes et d’égalité entre les sexes, la sexualité féminine a fait l’objet d’une attention nouvelle : les femmes revendiquent le droit à une sexualité épanouissante, c’est-à-dire à assumer leur plaisir et à affirmer leur désir. Ce changement majeur, dans un contexte d’individualisation croissante, est à l’origine des transformations de l’intimité et aurait conduit -- pourquoi « le rapprochement des pratiques sexuelles des femmes et des hommes s’est encore accentué au tournant du xxi^ème siècle », comme le montre la comparaison des enquêtes successives sur la sexualité (Ferrand, Bajos, Andro, 2008, p. 359). Dans le même temps, ces démographes insistent sur le fait que la double asymétrie, opposant le désir et les « besoins » masculins, et les -- 2Malgré la somme de données disponibles dans les enquêtes sur les comportements sexuels, les enquêtes sociologiques ont peu considéré le rôle de la sexualité dans le couple, l’imbrication entre les liens conjugaux, affectifs et sexuels, et plus largement ses effets sur les autres domaines de la vie conjugale. Pourtant, la sexualité reflète à la fois les modalités de la relation conjugale et les rapports de genre dans le couple. Pour cette raison, la sociologie du couple pourrait être plus attentive aux « […] pratiques et [aux] normes en matière de sexualité [qui] sont très profondément ancrées dans la manière dont le couple se positionne sur les dimensions de l’autonomie ou de la communauté, de l’égalité ou des inégalités de genre. » (Widmer, 2014, p. 44). -- 3Dans cette optique, la recherche conduite auprès d’une population de jeunes adultes en vue de questionner la formation de leur couple2, a intégré des questions relatives à la place de la sexualité dans le couple. Alors que ces couples ont une faible ancienneté et pour la plupart n’ont pas d’enfants – ils ne sont pas encore accaparés par les charges domestiques et parentales –, ils -- prochaine. Précisons que cette enquête n’était pas dédiée à la sexualité conjugale : cette dernière a été questionnée en tant qu’un des éléments constitutifs du couple pour saisir sa place dans le couple actuel et, rétrospectivement, comment -- les questions relatives à l’âge lors du premier rapport sexuel et le nombre de partenaires, les questions posées concernaient la place en termes quantitatif et qualitatif de la sexualité dans le couple, la façon dont ils et elles jugent leur sexualité actuelle et au regard d’autres expériences, qui est le partenaire à l’initiative du rapport sexuel et lors du dernier rapport, comment ils ou elles vivent cette demande quand ils et elles s’en sont pas à l’initiative ; ni les pratiques, ni les scénarios sexuels n’ont été questionnés de manière explicite. Les données obtenues ont permis l’amorce d’une nouvelle enquête qui permettra de produire un matériau spécifique sur la sexualité conjugale en approfondissant le vécu de la sexualité, plus amplement que cela n’a pu être fait dans cette enquête-ci : les types de pratiques sexuelles, la masturbation, l’usage d’objets matériels, l’orgasme seront alors abordés. -- l’asymétrie entre les femmes et les hommes s’accentue entre la jeunesse et les premières années de la vie conjugale. Au niveau macro, indéniablement, « […] la sexualité […] est devenue une des expériences fondamentales de la construction de la subjectivité et du rapport à soi-même. » (Bozon, 2001b, p. 185). Les changements qui en découlent (par exemple, une attente plus forte en terme -- « sexamour3 » (Kaufmann, 2010). L’articulation des niveaux d’analyse permet de saisir comment des processus de transformation sur le long terme – tel que la sexualité non procréative – influent sur les pratiques individuelles qui, elles, demeurent différenciées en raison des expériences personnelles, mais aussi des appartenances sociales. Outre les différences entre les hommes et les femmes en termes de pratiques et d’attentes à l’égard de la sexualité, cette approche permet également de saisir les écarts à l’intérieur de ces groupes de sexe : sans minimiser l’inégalité de genre face à la sexualité, il importe aussi d’en dévoiler les disparités. La sexualité n’est pas qu’une « institution participant à fabriquer la hiérarchie entre les groupes de sexe », son étude permet aussi de mettre en évidence les différences (et donc les hiérarchies) -- 6Alors que dans les générations antérieures, l’institution matrimoniale fondait le couple et autorisait la sexualité, aujourd’hui les relations sexuelles peuvent se dérouler le jour même de la rencontre, ou peu de temps après (Kaufmann, 2010 ; Bozon, 2013). Dans cette nouvelle configuration, c’est le -- confiance et de complicité pour avoir leur premier rapport sexuel, une partie d’entre elles avaient conscience que ce moment inaugural de l’entrée dans la sexualité adulte serait suivi de plusieurs autres expériences avant de former un couple stable : ce partenaire sexuel ne serait que le premier. -- manifeste au regard des générations précédentes, indique une rupture avec ce qui constitue les injonctions classiques à l’égard des femmes (la retenue, une sexualité connectée aux sentiments, la projection dans une relation durable et sérieuse). Ces expériences successives ont été valorisées par les jeunes femmes : cette étape, qui précède l’entrée dans la conjugalité cohabitante, -- voulais plus. » (Karine, 32 ans, éducatrice, en couple depuis 4 ans) Une sexualité récréative en attendant « le bon » 17Faire connaissance du partenaire en commençant par faire l’amour avec lui -- 18Dans le corpus, une majorité de femmes revendiquent le fait d’avoir connu une sexualité récréative, entendue au sens d’une « sexualité de loisir au sens fort, une sexualité libre, de temps libre, sans intention procréative, dont l’objectif principal est le bien-être » (Mouget, 2016). Si cette pratique est au cœur des « relations légères », qui va de pair avec la multiplication des -- Alors que Paloma fait partie de la minorité de femmes ayant clairement assumé sa pratique d’une sexualité récréative, elle aussi a connu cette tension. « J’ai cette tendance à croire aux contes de fées […] pas avec tous les garçons […] mais... j’ai eu plusieurs fois genre « Woaw peut-être -- 26 ans, gardien de la paix, en couple depuis 4 ans). 22Si la jeunesse sexuelle correspond à la période durant laquelle la sexualité est déconnectée d’un projet conjugal, cette expérience reste inégalement répartie entre les hommes et les femmes. Les femmes demeurent plus promptes à -- 23Ayant atteint un certain âge, les rencontres s’accomplissent avec l’idée que ce pourrait être le conjoint avec lequel elles vivront : la sexualité des jeunes femmes n’est alors plus complétement déconnectée d’un projet conjugal. Il faudrait alors s’interroger si la période de jeunesse sexuelle ne désigne -- qui dictait auparavant leurs comportements sexuels. Les femmes pourraient alors « profiter de leur jeunesse », connaître plusieurs relations, faire l’expérience d’une sexualité récréative, mais il leur faut aussi (et toujours) penser à « se caser » en raison de la norme d’hétérosexualité reproductive, qui pèsent tout particulièrement sur elles. De plus, la réprobation continue de s’exercer quand ces jeunes femmes semblent « trop profiter » de cette période : -- premier rapport sexuel pénétratif se déroule plusieurs semaines après le début de la relation. Hormis les jeunes femmes pour lesquelles l’entrée dans la sexualité était proscrite avant le mariage, on constate que des jeunes femmes ont repoussé ce moment pour réaffirmer le lien entre « sexualité » et « sentiments ». Ces dernières avaient déjà connu plusieurs relations, certaines des relations « sans lendemain ». Le report du premier rapport sexuel était une -- relationnelle. M. Bergstrom (2014) met également en évidence ce fait, au sujet des rencontres qui se font par le biais des sites : le report de l’entrée dans la sexualité est un gage de sérieux de la relation. « J’ai retardé le rapport sexuel pour une fois, avant j’étais plutôt à -- Une relation plus satisfaisante sur le plan sexuel 25Au début de la relation, la sexualité a contribué à sa construction (Bozon, 1998), elle a été à la fois le signe et un des ingrédients de l’entente, de la complicité et de la possibilité d’épanouissement à deux. Dès le début de la -- paramédicale, en couple depuis 4 ans) (voir aussi plus bas Karine). 26Lors de ces premiers temps de la relation, la sexualité est vécue sur le même mode que dans les relations précédentes : elle est un temps d’échanges, de découvertes, de quête du plaisir. Ils/elles recherchent avant tout à passer un -- compte assez vite si ça colle ou pas et c’est vrai que ça fait partie aussi de ce qui va un peu avec l’entente quoi, parce qu’il y a des fois oui où ça peut ne pas coller au niveau de la sexualité... je sais pas... il n’y a pas le feeling, ou peut-être un homme qui en demande trop ou pas assez, voilà [souffle] Non après... pas d’attentes particulières mais voilà c’est sûr -- couple depuis 4 ans) La sexualité alimente le couple 28M. Bozon (1998, p. 175) nous rappelle que « Dans les sociétés contemporaines, -- 29Classique au terme de plusieurs années de vie de couple, la diminution de l’intensité sexuelle dans le couple stabilisé est l’effet d’un changement de fonction de la sexualité : « L’activité sexuelle n’est [plus] une simple recherche de plaisir physique […] il s’agit d’un temps créateur d’intimité partagée » (Bozon, 2016, p. 105). Ces couples en témoignent : lors de l’activité sexuelle, il se vit « des choses » qui contribuent à alimenter leur relation. Les couples entrent alors dans une nouvelle étape, celle de la « sexualité domestiquée » : si l’existence de cet espace de confiance contribue à l’érotisation de la relation pour les femmes, les hommes se satisfont moins de cette transformation, car ils craignent la dépendance et le fait que leur -- plus tôt. Ces jeunes femmes se trouvent à présent dans une situation où, tout en constatant leur moindre envie d’une activité sexuelle, elles s’y résignent en raison de la place qu’est censée occuper la sexualité dans la vie de couple. « C’est vrai que moi je ne suis pas tellement portée sur ça, je n’ai jamais -- Entre baisse du désir et envie de tendresse : parvenir à négocier • 9 Nous ne considérons là que la sexualité qui se déroule dans la sphère conjugale car, à ce stade de (...) 32Au fil de ces premières années de vie de couple, un écart se creuse entre hommes et femmes en termes d’attentes à l’égard de la sexualité9. Tandis que ces derniers sont plus nombreux à souhaiter (maintenir) un registre plus charnel et désirant, les premières ont une conception plus romantique, -- du coup c’était... c’était quelque chose de plus… c’est vraiment mystique, de plus spirituel que physique quoi […]. En fait ce n’est pas si important pour moi [la sexualité] […] ça prend sa dimension quand justement on retrouve des moments comme ces premières fois […] mais physiquement pour physiquement... enfin moi ça m’intéresse pas […] j’ai besoin de beaucoup -- elle, estimant même qu’elle doit encore parfois « le repousser ». Dans l’entretien avec Loïc, il confirme sa déception car il estime que la sexualité est une manière d’exprimer ses sentiments autrement que par les mots, mais « souvent je la laisse, elle, initier, parce que bon... [souffle] ses envies sont plus fluctuantes peut-être que les miennes […] la sexualité a perdu de la place face à l’entente, à d’autres choses […] c’est peut-être moins important que d’autres moments qu’on peut passer ensemble ». Dans l’entretien réalisé avec elle, Eloïse insiste sur le fait qu’elle ne veut pas se sentir contrainte : la sexualité doit demeurer un moment intense, désiré par les deux « plus il me demande, plus ça m’énerve […] on essaie de garder un rythme tout en… confrontant ça à nos envies -- supports médiatiques se font le relais d’une érotisation croissante. Elle provient aussi du fait que les hommes, eux, se sentent autorisés à exprimer leur désir : le rythme de la sexualité conjugale semble être défini – pour le moins pensé – à l’aune de la demande masculine10. Ne pas y répondre, c’est prendre le risque d’être délaissée parce que d’autres femmes auraient, elles, -- féminine », elles ne le peuvent totalement sans prendre le risque de générer incompréhension et frustration du côté de leur conjoint. Elles continuent de pratiquer une sexualité plus relationnelle, dans laquelle « L’échange sexuel est au service d’une construction conjugale ou sentimentale qui l’englobe et la contient (dans tous les sens du terme). » (Bozon, 2001a, p. 22). 43L’exemple de Charline pourrait expliquer le passage, sur un laps de temps relativement court, d’une sexualité décrite « tout feu, tout flamme » à une sexualité routinière (le fait d’avoir des rapports sexuels espacés et dont le but est d’entretenir la relation). Elle explique que par peur de perdre son futur mari, au début de leur relation, elle s’est efforcée de le retenir par la sexualité : 44« J’avais l’impression que c’était le gage pour le garder, qu’il fallait que -- rien passé… » 45Sa crainte est forte, à présent que la sexualité soit essentiellement présente dans la perspective d’avoir un enfant, que cela nuise au couple, et que perdure son relatif désintérêt pour leur activité sexuelle. Ce dernier semble, pour l’instant, partager par son conjoint qui parle d’une « sexualité plus pratique » en raison du projet de « faire un enfant » (Mathieu, 30 ans, secteur paramédical). Cette appréhension est d’autant plus forte que subsiste -- présent de multiples sollicitations par internet. « les Smartphone Tinder machin […] c’est vraiment une hypersexualité […] ça met la pression sur les couples je trouve. Ça nous aide pas à être sereins, on pourrait se dire ‘Ouais, mais si on s’aime’… mais quand même je trouve -- aura un enfant, de ressentir un plus grand désinvestissement encore : « Une fois qu’on a le bébé du coup on a plus du tout envie [de sexualité] [ton interrogatif], c’est fini, après pour que ça revienne, comment ça se passe ? [ton anxieux] Je me demande comment ça va se passer la vie sexuelle -- continue, auprès de ces jeunes couples également, d’incomber majoritairement aux femmes. Indéniablement, cette disparité dans l’implication domestique est un facteur préjudiciable à la sexualité conjugale. Toutefois, cette explication paraît insuffisante puisque la grande majorité des couples n’est pas encore un couple parental. Il faut trouver des registres d’explication complémentaires pour comprendre pourquoi, alors que la période avant la mise en couple se caractérisait par une relative convergence des attentes à l’égard de la sexualité, elles varient ensuite, lors de la cohabitation conjugale. Une moindre socialisation au désir -- 48Les changements intervenus depuis les années 1960 ont permis que s’enclenche un processus permettant aux femmes de s’affranchir des diktats moraux relatifs à leur sexualité, mais ces dernières continueraient de se rendre désirables, à défaut d’être désirantes. Ce constat nous invite à avancer une nouvelle hypothèse : le maintien d’une conception différenciée de la sexualité entre les femmes et les hommes serait le résultat, pour les premières, d’une moindre socialisation à la composante désirante de la sexualité.  Le « coït discipliné » -- années 1960 marquent un tournant au sens où pour la première fois le droit à la jouissance féminine est pensé en soi ; cette dernière est déconnectée du rapport sexuel, de la relation à l’homme. Toutefois, dans la sexualité conjugale demeure cette idée du « ni trop, ni trop peu » (Bozon, 2018). C’est pourquoi, malgré le fait que depuis quelques décennies, la jouissance féminine -- d’« une grande immobilité des représentations sociales concernant le rôle des hommes et des femmes dans l’interaction sexuelle » (Godelier, 2008, p. 15). Les femmes continuent à moins valoriser la sexualité pour elle-même et à réaffirmer le lien entre sentiments amoureux et sexualité (Bozon, Le Van, 2008, p. 542), en un mot à promouvoir le « modèle de la sexualité conjugale » (Bozon, 2001a). Ce rapide survol des siècles passés témoigne du fait que ce modèle est le résultat d’un processus historique. 50Aujourd’hui encore, une majorité de femmes de mon corpus considèrent que la sexualité est l’expression et le prolongement des sentiments partagés. On pourrait voir là un paradoxe : alors que les femmes associent sexualité et sentiments, elles ne puisent pas dans leurs sentiments amoureux l’envie de faire l’amour. Ce serait là le signe que les sentiments ne sont pas suffisants au surgissement du désir sexuel. La sexualité est, en revanche, mobilisée comme étant un moyen pour réaffirmer leurs sentiments : une vie sexuelle régulière étant le signe d’une bonne entente, la plupart de ces femmes ont une activité -- toujours, elles attendent de leur conjoint qu’il soit capable de se réfréner. En d’autres termes, les sentiments sont mobilisés pour avoir un contrôle sur la sexualité (ne pas « se donner » trop vite, demander au conjoint de patienter, faire l’amour pour alimenter le lien conjugal). Cependant, ces jeunes femmes, sachant qu’il est important de maintenir une activité sexuelle au sein de leur -- cela ? Uniquement que leur conjoint soit moins « demandeur » ? Ou qu’elles soient plus désirantes ? Pour cela, il faudrait que la morale qui a encadré la sexualité féminine jusqu’au xx^ème siècle, supposant le réfrènement d’une sexualité désirante du côté des femmes, ait totalement disparue. Or un tel retournement de normes ne peut advenir en l’espace de quelques décennies quand, pendant des siècles, la sexualité des femmes a fait l’objet d’un si fort contrôle ; conduisant l’historien A. Corbin (1991) à parler de « coït discipliné ». -- l’égard de la morale sexuelle, leur jouissance était réprouvée, quand, pour les hommes, elle était encouragée (exclusivité sexuelle versus tolérance à l’égard des infidélités des hommes, sentiments préalables à la sexualité versus sexualité en soi, la règle de la retenue versus le besoin à assouvir). Le corollaire d’une socialisation asymétrique à la sexualité a été une moindre disposition de la part des femmes à exprimer du désir sexuel, et à le ressentir comme légitime. Le clivage genré reposerait moins sur le fait que les hommes -- morale juge inconvenant que les femmes puissent, elles, éprouver du désir et être actives face à ce désir –tandis que c’est la norme pour les hommes. Contrairement à ces derniers, la socialisation des femmes à la sexualité, dans l’enfance puis plus tard, à partir de leur entrée dans la sexualité active, leur permet plus rarement de s’inscrire dans le modèle du désir individuel, qui promeut « l’activation périodique de la disposition à désirer/être désiré, qui -- conjoint et déclarent être plus souvent à l’initiative de l’activité sexuelle du couple, les autres (6) expriment un même niveau de désir sexuel entre les deux conjoints11. Parmi le deuxième groupe, la sexualité est pensée comme un domaine en soi -si c’est mieux avec des sentiments, c’est surtout une affaire de désir- ; dans le premier groupe, la sexualité est subordonnée aux sentiments. Que partagent en commun les femmes qui déclarent éprouver la composante désirante de leur sexualité ? Tout d’abord, cette dernière est vécue comme une activité spécifique, elle n’est pas associée à une activité d’entretien du couple : elle est vécue comme une manière de se réaliser. Dans -- cette condition est nécessaire, elle n’est pas suffisante. L’élément qui apparaît le plus déterminant est le fait que ces femmes partagent l’expérience d’une sexualité qui a été épanouissante avec de précédents partenaires, a minima avec le conjoint actuel. A un moment de leur vie, elles ont rencontré un partenaire avec lequel construire une relation sexuelle dans laquelle -- ni de conditions de réalisation de ce premier rapport, mais bien de possibilité, à un moment de leur parcours, de découvrir le plaisir, d’accéder à la dimension désirante de la sexualité ; et non de répondre uniquement au désir de leur conjoint ou de chercher à rester désirable. Elles ont été en situation « de définir par et pour elles-mêmes une ‘sexualité’ qui leur est propre, c’est-à-dire pensée par elles et procurant satisfaction », alors que généralement les femmes subissent des processus qui, socialement, les placent -- On retrouve Paloma qui explique que l’amour partagé amplifie la qualité de sa sexualité. Elle avait déjà fait ce constat au cours des précédentes relations, avec ses sex friends comme elle les désigne « Quand j’étais amoureuse de quelqu’un pour la première fois du coup le sexe était vraiment -- l’entente, de leur projection dans une vie conjugale stable. Mais ces derniers, à la différence des femmes, ont été socialisés dans la perspective d’explorer la composante désirante, elle fait partie intégrante de leur sexualité : désirer, et pas seulement vouloir être désiré ; être actif, et pas seulement attendre que l’autre vienne combler son désir. -- 57A d’autres périodes de leur parcours, on peut imaginer que cette composante désirante pourrait à nouveau prendre plus d’importance. La sexualité devrait être, elle aussi, étudiée dans une perspective temporelle afin de l’analyser comme un processus qui permet de comprendre comment, au fil du temps, elle se -- et le maintien d’une forte asymétrie genrée à l’égard de l’activité sexuelle. Alors qu’au niveau macro, on observe une dissociation de plus en plus nette entre sentiments et sexualités, au niveau micro, cela ne signifie pas que toutes les femmes en font l’expérience ou qu’elles en ont une expérience similaire. L’enquête a montré que, bien que les femmes occidentales aient acquis en principe le droit de disposer de leur corps, l’observation de la sexualité conjugale montre qu’il n’est pas toujours facile de dire « non » à son conjoint. Au terme de plusieurs années de vie de couple, on constate un relatif désintérêt d’une partie des femmes pour les rapports sexuels et, dans le même temps, leur quête pour atteindre un équilibre (ne pas se forcer, mais ne pas frustrer non plus leur conjoint). Car si la grande majorité des femmes dit vouloir une sexualité qui les satisfasse elles aussi – et c’est là une affirmation qui les distingue des générations précédentes –, la sexualité demeure souvent une activité domestique, une façon de maintenir le lien conjugal, plutôt qu’une activité d’expression de soi. La composante désirante -- souvent soumis au rôle de donner du plaisir à leur compagne (Ferrand et al., 2008, p. 368), mais la moindre socialisation des femmes à la composante désirante de la sexualité limite l’expression de leur désir et leur aspiration à ressentir du plaisir. C’est en tout cas l’hypothèse à laquelle cet article aboutit. Car certes le couple conjugal implique une routine quotidienne et -- leur désir. On peut aussi s’interroger sur l’écart probablement grandissant au fil des années entre les attentes féminines et masculines à l’égard de la sexualité. Cette enquête n’a pas les moyens d’apporter de plus amples réponses 13. Celle de M.-L. Deroff (2007, p. 138), conduite auprès d’individus pour partie plus âgés, souligne un clivage fort à propos de la conjugalisation de la sexualité : tandis que pour les femmes, « le couple semble pouvoir être le lieu de toutes les sexualités, il serait pour les hommes le lieu d’une sexualité ». En d’autres termes, une fois en couple, les hommes seraient moins exigeants que les femmes, moins attentifs à entretenir la séduction et à développer un ars erotica. Cet écart expliquerait que ces dernières expriment plus de regrets et une plus grande insatisfaction à l’égard de ce qu’est devenue leur sexualité dans le couple. 60D’autres enquêtes permettraient d’étudier comment la sexualité conjugale évolue au terme de plusieurs années de vie commune. Elles permettraient de tester une des hypothèses suggérées dans le travail de M.-L. Deroff (2007) : -- suggèrent les discours. Ainsi « les divergences qui perdurent […] [seraient] davantage l’expression d’une conformation des femmes aux représentations dominantes des sexualités féminines […] car les femmes mesurent les limites de la légitimité accordée [à déclarer le choix du sexe pour le sexe] » (p. 122). Cette hypothèse viendrait contredire celle formulée dans cet article, celle d’une moindre socialisation féminine à la composante désirante de la sexualité. Toutefois, la population n’est pas identique : être ou non en couple au moment de l’enquête modifie le vécu et la perception des pratiques sexuelles passées, -- pour tenter de comprendre leur relatif désintérêt - alors que les luttes féministes ont permis des avancées considérables dans le domaine de la sexualité-, pourrait continuer à être appliquée dans de futures investigations pour parvenir à montrer qu’au-delà des différences entre les hommes et les femmes, il en existe aussi parmi ces dernières. -- Andro Armelle, BACHMANN Laurence, BAJOS Nathalie, HAMEL Christine, « La sexualité des femmes : le plaisir contraint », Nouvelles questions féministes, n° 3, vol. 29, 2010, pp. 4-13. Bajos Nathalie, Bozon Michel, Enquête sur la sexualité en France : pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008a. 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Laporte (2008), ainsi que de -- 4 Cette transformation radicale s’appuie, en amont, sur la diffusion des modes de contraception : elle implique de dissocier la sexualité de la procréation. 5 Les entretiens réalisés auprès de descendants d’immigrés (Collet, Santelli, -- moins de 6 ans. 9 Nous ne considérons là que la sexualité qui se déroule dans la sphère conjugale car, à ce stade de la relation (les couples ont en moyenne 4 ans), les relations extra-conjugales sont très rares (seul un enquêté en a évoqué -- 13 Il faudrait une enquête dédiée – projet en cours de réalisation – car si les interviewés ont finalement parlé facilement de leur sexualité, de la place qu’elle occupe dans leur couple, la présente enquête n’a pas abordé la question des pratiques sexuelles. -- Référence électronique Emmanuelle Santelli, « De la jeunesse sexuelle à la sexualité conjugale, des femmes en retrait », Genre, sexualité & société [En ligne], 20 | Automne 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 21 décembre 2019. URL : http:// journals.openedition.org/gss/5079 ; DOI : 10.4000/gss.5079 -- Licence Creative Commons Genre, sexualité et société est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. -- Présidentielle 2012 • Hors-série n° 1 | 2011 La construction sociale de l'homosexualité Tous les numéros -- □ Titre : Genre, sexualité et société En bref : Revue internationale dédiée aux questions de genre et de sexualité □