Chronique

L'économie, les mamans tigres et les parents hélicoptères

Les économistes s'intéressent beaucoup à la crise. Mais l'article le plus lu en ce moment sur le site de référence VoxEU porte sur... les modes d'éducation. Signe des temps, signe aussi d'ouverture d'une discipline.

Publié le 28 oct. 2014 à 1:01

Où rôde encore le danger dans l'économie mondiale ? La montagne de dettes qui a causé la crise a-t-elle commencé à fondre ? Comment rendre l'Etat plus efficace ? Voici les questions économiques du jour. C'est du moins ce qu'indique le hit-parade du site européen de référence VoxEU.org, qui publie régulièrement des commentaires d'économistes de premier plan. Au quatrième rang des textes les plus consultés au cours du mois écoulé, une contribution de l'économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, qui appelle à éviter que l'économie se fourvoie dans les coins sombres où les modèles ne comprennent plus ce qui se passe. Au troisième rang figure un recueil issu d'une conférence, au titre éloquent : « Désendettement ? quel désendettement ? » Au deuxième, le nouveau Nobel d'économie Jean Tirole propose « Quatre recettes pour un Etat plus efficace » - il s'agit en réalité d'une tribune publiée en 2007 par le magazine « L'Expansion », opportunément ressortie du placard suite à la décision du jury de Stockholm.

Mais le texte le plus consulté du moment sur VoxEU s'appelle... « Les mamans tigres et les parents hélicoptères : l'économie du mode d'éducation parentale ». Comme si l'essentiel était ailleurs. Comme s'il fallait repartir de la famille. Pour comprendre le succès de cet article, il faut d'abord s'y plonger. Il part de la Bible, plus précisément d'un passage des Proverbes : « Celui qui ménage sa baguette hait son fils, mais celui qui l'aime cherche à le corriger. » Faut-il vraiment frapper ses enfants pour les éduquer ? Jusqu'au XVIIIe siècle, rares étaient les recueils de conseils d'éducation qui ne recommandaient pas les châtiments corporels. Mais le vrai point de départ est l'« Hymne de bataille d'une mère-tigre », un bestseller d'Amy Chua publié il y a trois ans. Cette Américaine d'origine chinoise y expliquait les bénéfices d'une éducation menée à la baguette. Interdiction de sortir ou de regarder la télévision, obligation de faire du piano et du violon, autres activités extrascolaires imposées... La vie n'a pas toujours été douce pour Sophia et Louisa, les filles de cette professeure de droit de la célèbre université Yale, qui se faisaient parfois traiter par leur mère de « pourriture » !

Ce succès s'inscrit dans une tendance. Aux Etats-Unis, les parents, notamment les plus aisés, passent beaucoup plus de temps à éduquer leurs enfants aujourd'hui qu'il y a une génération. Les enquêtes statistiques sur l'emploi du temps des individus le montrent clairement. On parle de « parent hélicoptère », « qui « plane » au-dessus de son enfant pour le diriger vers le « meilleur avenir qui soit » selon la définition donnée sur Wikipédia. Or le mode d'éducation n'est pas seulement un choix. C'est le résultat d'une mécanique d'incitations, à en croire les auteurs de l'article, Matthias Doepke et Fabrizio Zilibotti, deux chercheurs qui travaillent le plus souvent sur les questions de croissance à long terme.

Reprenant une typologie établie par la psychologue Diana Baumrind il y a un demi-siècle, Doepke et Zilibotti supposent qu'il y a trois modes d'éducation. Le plus simple, celui qui coûte le moins d'efforts aux parents, est le style permissif. Il y a ensuite deux types d'éducation, plus exigeants. Le style autoritaire, à base de contraintes. Et le style « démocratique », où l'on s'efforce d'inculquer à ses chers petits des principes et des préférences. Le but de tous les parents est bien sûr que leurs enfants réussissent dans la vie. Et l'atteinte de ce but dépend beaucoup des inégalités. Dans une société où les écarts de revenus sont grands, il est plus important d'avoir un bon diplôme pour se faire une place au soleil.

Les deux chercheurs mesurent le mode d'éducation en recourant à l'enquête mondiale sur les valeurs (World Values Survey) où les mêmes questions sont posées à des milliers de personnes dans des dizaines de pays... Ils prennent les réponses à trois questions sur l'éducation : l'importance de l'imagination, de l'indépendance et du fait de travailler dur. Ils comparent ensuite les chiffres avec les coefficients de Gini des pays développés, l'une des mesures de l'inégalité des revenus. Résultat : plus un pays est inégalitaire, moins l'éducation est permissive. Ceux où les parents sont les plus cool sont les pays nordiques. « Dans les années 1960 et 1970, quand l'attitude antiautoritaire, pro-laisser-faire des parents a atteint son pic, l'inégalité économique était aussi à son plus bas. » La montée des inégalités fait donc reculer ce mode, aux Etats-Unis, dans nombre de pays européens... et aussi en Chine. Les parents ne deviennent pas autoritaires pour autant. Ils adoptent plutôt le style « démocratique » à cause de l'allongement des études, car il est difficile d'être autoritaire avec un enfant en cité universitaire !

Bien sûr, corrélation n'est pas raison. Et cette étude repose sur des liens fragiles. Pourquoi alors intéresse-t-elle autant ? D'abord, elle joue la proximité. Les économistes sont aussi souvent parents (une autre étude publiée récemment par la Réserve fédérale de Saint Louis évaluait d'ailleurs la perte de productivité des économistes après la naissance de leurs enfants !) Et puis Doepke et Zilibotti montrent que les inégalités (thème majeur de cette année 2014) influent non seulement sur la santé économique d'un pays, comme l'a rappelé la présidente de la Fed, Janet Yellen, il y a deux semaines, mais aussi sur des choix intimes fondamentaux. Accessoirement, il peut montrer aux réactionnaires instinctifs comme l'essayiste Eric Zemmour que la permissivité a été une cause de Mai 68 plus qu'une conséquence. Pour les psychologues et les sociologues, la famille est un terrain défriché depuis longtemps. Pour les économistes, c'est encore une forêt que Gary Becker a commencé à explorer il y a plus d'un demi-siècle, où il reste plein de découvertes à faire.

Jean-Marc Vittori

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