« Où est l’infirmière Tiffany Dover ? » : la théorie complotiste qui obsède les sphères antivaccins

Des internautes sont persuadés qu’une infirmière américaine, qui s’était évanouie après s’être fait vacciner le 17 décembre 2020, est morte depuis. Malgré les multiples démentis de l’hôpital et sa famille, l’hystérie « antivax » ne faiblit pas.

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Publié le 14 février 2021 à 11h00

Temps de Lecture 6 min.

Extrait d’une vidéo YouTube complotiste évoquant la prétendue disparition de l’infirmière américaine Tiffany Dover.

Aux yeux du grand public, Tiffany Dover est une illustre inconnue. Dans les sphères antivaccins, c’est une célébrité. Une injection d’une dose du vaccin Pfizer, un malaise filmé en direct, et voici cette infirmière américaine propulsée au rang de martyre de la vaccination. Qu’est-il advenu de la jeune femme ? Pourquoi a-t-elle disparu des réseaux sociaux ? Certains sont persuadés que Tiffany Dover est morte après avoir été vaccinée contre le Covid-19 en décembre 2020. Et qu’importe si les autorités ont démenti la rumeur à plusieurs reprises.

Avec l’accélération des campagnes de vaccination à travers le monde, les rumeurs de décès liés aux injections sont légion. Elles se nourrissent des inquiétudes légitimes liées aux effets secondaires de vaccins développés très rapidement. Les sphères « antivax », déjà très actives en ligne, offrent une caisse de résonance anxiogène à ces rumeurs.

Dans le cas de Tiffany Dover, la rumeur est passée au stade supérieur : des photos de sa famille circulent massivement sur Internet, ses comptes sur les réseaux sociaux sont envahis de dizaines de milliers de commentaires lui demandant une preuve de vie, ou lui souhaitant de « reposer en paix ». Des pages Facebook et Instagram sont créés en sa mémoire, et de faux certificats de décès circulent en ligne. Comment s’est développée cette obsession malsaine sur les réseaux ?

  • Un malaise en direct sur Facebook

L’histoire débute au CHI Memorial Hospital, à Chattanooga (Tennessee). C’est là qu’exerce Tiffany Dover, une infirmière de 30 ans, mère de deux enfants. Le 17 décembre 2020, aux côtés de quatre praticiens hospitaliers, elle reçoit une première dose du vaccin de Pfizer/BioNTech. La télévision locale retransmet l’événement en direct sur Facebook.

Une dizaine de minutes après l’injection, alors qu’elle répond aux questions des journalistes, Tiffany Dover fait un malaise vagal. « Je suis désolée, j’ai la tête qui tourne », souffle-t-elle avant de s’écrouler dans les bras de ses collègues. Très vite rétablie, elle confie qu’elle souffre d’une maladie qui provoque des évanouissements à la moindre douleur ressentie, et que « ce n’était pas une surprise pour elle que cela se soit produit ».

Faire un malaise après un vaccin ne suffit pas à prouver sa dangerosité. Une telle réaction peut par exemple être liée à l’anxiété ou au stress d’un patient qui redoute les piqûres. Mais les explications de Tiffany Dover n’y feront rien. La vidéo est largement diffusée sur les réseaux sociaux.

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  • De multiples démentis et apparitions publiques

Face à la viralité de la séquence et au déferlement de commentaires en ligne, le CHI Memorial Hospital tente une première fois de faire taire les rumeurs par un tweet publié le 19 décembre :

« L’infirmière Tiffany Dover est touchée par l’inquiétude manifestée à son encontre. Elle est chez elle à la maison, et va bien. Elle demande à ce que l’on respecte son intimité, et celle de sa famille. »

Mais ce démenti ne fait qu’alimenter les « trolls », pour qui ce communiqué ne prouve rien. Deux jours plus tard, le 21 décembre, l’hôpital diffuse une « preuve de vie » sur Facebook : « Nous sommes heureux de vous annoncer que Tiffany Dover se porte bien. Voici une vidéo d’elle aujourd’hui, entourée de ses collègues qui la soutiennent tous. »

Dans ce clip d’une vingtaine de secondes, on aperçoit la jeune femme entourée de ses collègues. Dans la presse locale, l’hôpital explique que l’équipe d’infirmières « veut informer le grand public du soutien apporté à Tiffany, et éclaircir les nombreuses rumeurs qui circulent ».

Rien n’y fait. Les rumeurs persistent. Certains internautes affirment même qu’il ne s’agirait pas de Tiffany Dover sur cette vidéo, mais de sa collègue Amber Lynn Honea, analyses faciales à l’appui.

Il ne s’agit pas de la dernière apparition publique de Tiffany Dover. Dans un reportage local publié le 14 janvier, on aperçoit l’infirmière prendre part à une haie d’honneur en l’honneur d’un patient guéri du Covid-19. A cette occasion, elle est aussi photographiée dans le journal local The News Observer.

  • Une vague de harcèlement sur Facebook et Instagram

Malgré tout, nombreux sont ceux qui restent convaincus de la mort de Tiffany Dover. Pour la plupart de ces « antivax » notables, le produit de Pfizer est dangereux, les preuves fournies par l’hôpital et les médias ne suffisent pas. Ils sont persuadés que l’infirmière est morte, et se chargent de le vérifier.

Pour cela, des milliers d’internautes se ruent sur les réseaux sociaux. Les pages Facebook et Instagram de l’infirmière croulent sous des dizaines de milliers de commentaires. « RIP Tiffany » « Toujours aucun signe ! Après plus de deux mois maintenant. » « Il suffirait d’une petite réponse, et tout le monde oublierait cette histoire. » Sa dernière publication sur Facebook date du 12 décembre 2020. Sur Instagram, elle n’a rien publié depuis 14 décembre.

Pour les complotistes, ce silence radio est forcément suspect. « Je ne pense pas qu’elle soit vivante. Ici, il y a plus de 1 000 photos, c’est une infirmière qui s’est fait vacciner à la télévision. Je doute qu’elle ne veuille pas en parler. Où es-tu, Tiffany ? », s’interroge un internaute sur Instagram. « Cette femme postait presque tous les jours sur les réseaux sociaux, et depuis deux mois plus rien. Ils pensent vraiment que nous sommes stupides », lui répond un autre.

L’hystérie et le harcèlement s’intensifient. Certains internautes se targuent de rechercher l’adresse de l’école des enfants Dover pour espérer croiser Tiffany. D’autres appellent à se rendre à l’hôpital pour l’apercevoir, ou contactent ses proches et collègues…

Tout porte à croire que la jeune femme aurait déserté les réseaux sociaux justement pour éviter de subir ce déferlement. C’est d’ailleurs ce qu’explique son beau-père, James Dover, sur Facebook : « Oui, elle est en vie, et elle va bien. Son hôpital lui a dit de ne pas répondre, et que les avocats allaient s’occuper de cette affaire qui ne fait aucun sens. » Encore une fois, l’explication ne convainc pas : « Pourquoi Tiffany ne prend-elle pas elle-même la parole ? » « Qu’avez-vous à cacher ? »

Certains internautes ont poursuivi l’enquête en créant des groupes Facebook. L’un des plus fréquentés, « Où est Tiffany Dover », accueille plus de 5 000 membres. Au-delà des publications sur la disparition supposée de l’infirmière, les messages dénoncent une machination autour des vaccins : un complot mondial fomenté par les milliardaires Bill Gates et George Soros, des grands médias au service des laboratoires, des soutiens de l’ancien président américain Donald Trump adeptes de la pensée de QAnon, etc.

Nos conseils pour identifier les discours complotistes et ne pas tomber dans leurs pièges
  • Des faux certificats de décès à son nom

Si Tiffany Dover était morte, il devrait bien exister une trace dans les registres d’état civil américains. Partant de ce postulat, des internautes parcourent des sites consacrés à la recherche de certificats officiels ou consultent des bases de données généalogiques en ligne. Son nom apparaît sur SearchQuarry, un site qui héberge des documents publics facilement accessibles : voici enfin la preuve officielle que les adeptes de cette théorie attendaient.

Sauf qu’il ne s’agit en rien d’une preuve de sa mort. La capture d’écran sur laquelle figure le nom de l’infirmière n’est pas une déclaration de décès. Il s’agit d’une recherche préliminaire qui donne accès aux bases démographiques. Toute personne résidant aux Etats-Unis peut y figurer. Pour consulter les registres de décès, il faut payer. Le compte Twitter Fake Investigation l’a fait, et a démontré qu’on ne trouvait sur le site aucune mention d’un certificat de décès de Tiffany Dover.

Mais cette explication factuelle non plus n’a pas suffi, et les certificats de décès au nom de l’infirmière circulent encore aujourd’hui en ligne.

  • Tous les codes conspirationnistes

Alors que le contexte sanitaire fait redoubler de vigueur l’activisme des « antivax », cette théorie bâtie autour d’une infirmière américaine inconnue emprunte tous les codes du schéma conspirationniste : remise en cause des « versions officielles », coïncidences qui ne prouvent rien, contre-vérités voire faux grossiers.

Le CHI Memorial Hospital en a fait les frais. Dès la fin décembre 2020, l’hôpital a restreint l’accès à son compte Twitter. La page Facebook de l’établissement, a été suspendue. L’établissement refuse désormais de répondre aux sollicitations de la presse.

Contacté par Le Monde, il assure que « Tiffany continue à faire son travail de cheffe infirmière », mais qu’il ne communiquera plus « aucune information à ce sujet ». Tiffany Dover n’a en revanche pas répondu à nos sollicitations.

Lire aussi Covid-19 : « L’antivaccinisme contemporain est principalement “économique” et “politique” »
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