Présidentielle 2022 : Face aux polémiques sur le « woke », la campagne fait l'impasse sur la question des discriminations

EGALITE Pas facile de défendre des mesures de justice sociale quand l’ambiance est à taxer de « woke » les tenants et tenantes d’une plus grande égalité

Rachel Garrat-Valcarcel
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Lors d'une manifestation du Comité Adama à Lyon en 2020. (archives)
Lors d'une manifestation du Comité Adama à Lyon en 2020. (archives) — JEFF PACHOUD / AFP
  • En cette période de précampagne électorale, le débat est – notamment sur les chaînes d’information en continu –, saturé par les polémiques au sujet du « woke » et du « wokisme », prétendue menace pour la République.
  • Derrière ce terme épouvantail se cache, en réalité, la lutte pour l’égalité et contre les discrimations.
  • Une ambiance qui éclipse ces questions dans le débat public et risque de pousser la gauche à l’auto-censure sur ses thèmes de prédilection.

Vous ne savez peut-être pas ce qu’il veut vraiment dire, mais vous l’avez sans doute déjà lu ou entendu : le mot « woke » et ses dérivés – comme le « wokisme » voire la « cancel culture » – se sont fait une place dans le débat politique et médiatique français. Pour résumer, quand on est « woke », on est « éveillé » aux problèmes des injustices sociales et des discriminations dans la société. Le terme vient de l’argot africain-américain. En France, il est surtout utilisé péjorativement par l’extrême droite, la droite, mais aussi une partie de la majorité LREM et de la gauche pour caricaturer les féministes, militants et militantes  antiracistes ou  LGBT, contre les violences policières

Si les polémiques sont bien présentes, on ne peut pas en dire autant du fond : la question des droits, de l’égalité et de la lutte contre les discriminations semble être une des grandes absentes de cette précampagne présidentielle. « Je crois qu’on est dans un moment historique où les mouvements et les partis politiques ne veulent plus s’avancer sur ces questions-là », déplore Fabienne Messica, coresponsable du groupe de travail « racisme et discriminations» à la Ligue des droits de l’homme. La faute, précisément aux polémiques ni diverses ni variées des derniers mois.

Un moment de « fermeture »

Porte-parole du Parti socialiste, Gabrielle Siry – qui précisément travaille sur les questions de discrimination et a publié La République des hommes en 2021 (Bouquins éditions) – confirme : « Les personnalités de gauche qui viennent sur les plateaux parler de ces sujets sont souvent mises sur la défensive et doivent d’abord se justifier de n’être ni ceci, ni cela… » Sous entendu, elles prennent le risque d’être taxées de « woke » voire « anti-Républicaines ». « Les dénoncer ainsi, c’est les mettre hors jeu du débat démocratique », analyse la directrice de recherche CNRS au Cevipof, Réjane Sénac, qui constate bien l'« usage discréditant » de ces mots. « C’est une manière de faire diversion, de refuser de voir ce qui a été mis en lumière par les mobilisations contemporaines contre les injustices. »

Le quinquennat qui se termine a en effet été largement traversé par la question sociale et les discriminations : #MeToo a démarré fin 2017 et fait éclater médiatiquement une nouvelle vague féministe et émerger une mobilisation soutenue contre les violences sexistes et sexuelles. La question antiraciste est revenue en France avec une vigueur rarement atteinte dans les dernières années. Celle du handicap est aussi arrivée sur la scène, avec le dossier de l’individualisation des allocations… Et qu’ont été les « gilets jaunes », sinon un mouvement pour plus d’égalité ? Dans Radicales et fluides, les mobilisations contemporaines, publié le mois dernier aux Presses de Science Po, Réjane Sénac constate que « des verrous ont sauté, des sujets ont été politisés et visibilisés ». Pour elle, l’ambiance des dernières semaines est une réaction conservatrice à ces mouvements. « Cela dit une volonté de fermeture, une tentative de mettre un couvercle sur ce qui a été dénoncé par ces mobilisations, en particulier la dimension systémique des inégalités et des violences, pour préserver l’ordre existant. »

La droite à l’aise pour dire stop

A droite, précisément, on s’en donne à cœur joie. Le troisième débat pour l’investiture LR à la présidentielle, dimanche sur CNews et Europe 1, avait notamment pour thème « La culture contre la cancel culture ». Et on est très à l’aise pour promettre « une pause sur les avancées sociétales », comme l’a formulé Xavier Bertrand. « On ne va quand même pas se laisser emporter par une vague d’extrême gauche qui arrive d’outre-Atlantique avec pour objectif de détruire notre société », explique sa porte-parole, Valérie Debord. Face aux discriminations, l’ancienne députée lorraine mise sur l’éducation et sur « l’arsenal judiciaire et législatif actuel, qui est suffisant pour faire face au racisme et l’antisémitisme. Il faut l’appliquer ».

A gauche, dans un tel contexte, le risque est à l’autocensure dans « la crainte d’une offensive de l’extrême droite », pense Fabienne Messica de la Ligue des droits de l’homme. Le projet d’Europe Ecologie-Les Verts pour 2022 fait une large place aux questions d’égalité et de discrimination. On y parle même de réparation de préjudices pour les années d’esclavage pratiqués par la France. Autant de thèmes peu présents dans la campagne de Yannick Jadot. Ce dernier a même profité, dans le duel de la primaire écologiste, de l’étiquette du « modéré » face à Sandrine Rousseau. Elle a été tour à tour qualifiée de « sorcière » et, bien entendu, de « wokiste », avec sa plateforme faisant la part belle aux questions d’égalité et d’oppressions des minorités.

Au Parti socialiste, le projet ne parle presque pas des discriminations, à part pour dénoncer les écarts salariaux entre femmes et hommes. Gabrielle Siry, porte-parole du parti, assure que ce n’est qu’une question de temps, et que le projet présidentiel d’Anne Hidalgo sera plus complet sur le sujet. Le PS n’est donc pas tenté de faire l’impasse, sur ces questions sociétales qui, parfois, le divisent ? « Au contraire ! Mais ''sociétal'' est un terme trompeur. Ce que je constate, c’est qu’au quotidien les questions de discrimination sont des questions sociale (inégalités salariales, accès à l’emploi, au logement…). Anne Hidalgo a à cœur d’en parler de cette manière. »

La jeunesse sur le bord de chemin ?

Si le sujet des inégalités sociales n’est pas en vogue dans la campagne, il faut noter qu'il ne semble pas non plus être une priorité des Françaises et des Français. En octobre, un sondage Elabe indiquait que « les inégalités et les injustices sociales » étaient une priorité pour seulement 18 % des personnes interrogées, derrière les sept autres thématiques proposées. Notons tout de même que c’est très différent chez les moins de 25 ans : ils placent le sujet des injustices en troisième position, huit points plus haut que le reste de la population.

La principale conséquence de l’absence du sujet de l’égalité dans le débat public serait-elle donc d’éloigner encore un peu plus la jeunesse du jeu électoral ? Pas si vite, répond Réjane Sénac : « Il y a un décalage entre le cadrage conservateur du débat et le fait que des sujets tels que l’intersectionnalité ou la prise de conscience d’être privilégié de par son sexe ou sa couleur de peau sont plus discutés dans les jeunes générations. Ces dernières ont un rapport plus critique et fluide aux identités. Mais il ne faut pas idéaliser la jeunesse ou occulter qu’il y a aussi des divergences idéologiques en son sein. » La chercheuse estime aussi que la campagne est encore longue, et que les sujets à la une peuvent être amenés à se diversifier. Une bonne partie de la gauche doit aussi grandement l’espérer.