Peu ou prou, parce qu'ils avaient vécu les premières années de la Ve République, jusqu'à Jacques Chirac, les présidents étaient élus pour un septennat déconnecté des élections législatives. Ils présidaient. Nos chefs d'État se hissaient au-dessus de la mêlée, jouaient parfois les sphynx non dénués de sens tactique, mais demeuraient distants, maîtres de leur parole (Jaques Pilhan) et laissaient le gouvernement agir au moins en apparence sans s'ingérer dans les détails et dans l'intendance.

De fait, ces présidents avaient connu le tragique de l'histoire et souvent engagé leur vie dans les combats du passé. «Le temps laissé au temps» de Mitterrand correspondait à une époque, sinon à une ère.

Le quinquennat: le choix empoisonné de l'année 2000

L'adoption du quinquennat lors d'un référendum en 2000, à l'issue d'une campagne sommaire, a enclenché un processus délétère pour la vie civile de notre pays. La campagne référendaire, atone, opposa colloques de vieux dignitaires gaullistes à un discours lénifiant, le tout étant alors parasité par une polémique sur l'augmentation (déjà) de la taxe sur les carburants.

Le quinquennat a induit des codes morbides dans notre vie politique. Il a sapé conséquemment les fonctions des familles politiques participant à la démocratie et au bon fonctionnement du débat républicain depuis 1958, si ce n'est depuis 1945. Mandat parfois jugé trop court, il l'est surtout parce qu'il connecte non pas le présent, mais surtout l'actualité et l'immédiateté à la parole présidentielle, qu'elles parasitent à l'extrême, et qu'il réduit la marge de manœuvre du chef de l'État quant à l'imagination de l'avenir et à l'invention d'un dessein collectif. L'affaire Léonarda fut un stupéfiant révélateur de cette prolifération de débats sociétaux relevant de l'immédiateté atteignant le sommet de l'État, contre toute logique.

En dépit du souhaitable, mais avec l'idée qu'un «hyper-président» ou un «président normal» se devait d'entrer dans la lessiveuse médiatique de l'immédiateté et des affects éruptifs qu'elle induit, nos présidents ont été pris de «détaillite», intervenant sur tel ou tel sujet qu'un Mitterrand ou un Giscard auraient laissé à un secrétaire d'État dans le pire des cas. La candidature à la présidence de la République ne peut fixer un horizon et une vision de long terme et l'activisme se fait souvent naufrage, a fortiori s'il s'agit de candidats prêts à toutes les pérégrinations idéologiques pour tenter de se frayer un chemin digne des feux de la rampe vers l'Élysée.

2007 ou la matrice de l'hyper-présidence

Les campagnes présidentielles, depuis 2007, font du président de la République un dirigeant pouvant tout, sachant tout et qui serait donc capable de résoudre les problèmes des Français dans leurs plus infimes détails. Toujours en quête d'un «récit national» et d'un «imaginaire» purement français, les candidats majeurs se font conteurs, ajoutant à ce récit une litanie de promesses en tout genre. Et, surtout, ils donnent un sens à leur campagne par une proposition phare censée résumer leur dessein: tout candidat, depuis 2007, est en quête d'un slogan équivalent au «travailler plus pour gagner plus» de Nicolas Sarkozy.

Cependant, il faut aider le candidat dans ses fonctions de camelot et de conteur. Certains ont ainsi prêté leur plume à des aspirants et fait profession, par-delà gauche et droite, de se faire les scribes ou les père Joseph de leur candidat: Henri Guaino et Aquilino Morelle sont inéluctablement emblématiques de cette façon de faire, qui vise à plaire au maximum d'électeurs.

Ce roman national, cette inscription par en haut dans un imaginaire non irrigué par la puissance des faits sociaux, ne peut que susciter le désappointement, non plus seulement à l'égard de l'élu, mais surtout à l'égard du régime politique dans son ensemble. Le récit est «national-républicain» (sous-traitance ancienne, depuis 1995) quand les politiques sont d'une orthodoxie immuable, sans originalité ni imagination. La campagne présidentielle est écartelée: elle livre au pays un récit et, pour être crédibles, ses principaux candidats doivent s'engager à respecter le cadre fixé par les institutions européennes et rassurer les élites du pouvoir traditionnelles.

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Supporters contre militants, consommateurs contre citoyens

Avec l'affaiblissement des vieux appareils partisans et de leurs réseaux militants, ce sont des campagnes hors-sol qui voient le jour, qu'internet et ses clics gonflent de sympathisants et de militants aux parcours divers, aux motivations disparates, mais utiles pour créer l'effet de masse lors des grands meetings des dernières semaines.

L'engouement pour un candidat saisit des gens auxquels nul appareil ne propose de s'engager dans la durée, pas plus que de s'inscrire dans une filiation ni dans une culture militante à vocation historique. Surtout, aucun avenir pour le pays transcendant l'éventuelle défaite n'est proposé.

Le modèle actuel de la campagne présidentielle privilégie le coup de cœur à la réflexion, le happening à l'investissement de long terme, le pari au risque.

Inscrit dans l'immédiateté, fournissant à des supporters portés à l'idolâtrie le sentiment de peser sur un débat public totalement imprévisible et déroutant, le modèle actuel de la campagne présidentielle privilégie le coup de cœur à la réflexion, le happening à l'investissement de long terme, le pari au risque.

Les sièges de campagne auront toujours leur lot de parieurs intéressés, c'est la loi du genre. Ce qui est plus inquiétant, c'est la fonte dramatique du socle des vrais personnages politiques militants inscrits dans une histoire et capables de cadrer le débat sur quelques décennies. La campagne de 1974 de François Mitterrand se solda par une courte défaite, mais sa dynamique permit néanmoins une expérience politique qui s'acheva deux décennies plus tard, même après la rupture de l'Union de la gauche. Combien de responsables, d'élus et de ministres du Parti socialiste (PS) des années 1980-1990 n'ont pas fait leurs premières armes en 1974?

Les élections présidentielles, un cas de «développement personnel»?

Ce qui pose un problème récurrent depuis 2007, c'est l'explosion numérique de l'engagement «militant», borné désormais tous les cinq ans à une échéance très courte, connue de tous, mais qui constitue un horizon indépassable pour celles et ceux qui pensent y participer. Des machines ad hoc coupées de toute filiation militante, politique, culturelle, occupent l'espace de définition des fondamentaux du débat public pendant un an. Nombreux sont ces militants de l'engouement d'un temps qui considèrent de façon inquiétante l'élection de leur candidat comme inéluctable, conférant à leur champion des qualités quasi surhumaines et n'envisageant pas d'engagement au-delà de la date du scrutin.

Terrible est pour la démocratie ce développement d'un «fast militantisme», sans base idéologique ni dessein collectif. Les conséquences du passage au quinquennat sont multiples, mais ont favorisé un consumérisme militant endémique, sapant toute continuité historique, soumettant la vie publique à une seule élection, asséchant la participation aux autres scrutins, favorisant des codes politiques virant parfois au fantasque.

Le RN entre adoption des nouveaux codes et fuite de ses soutiens historiques

Victime notable de l'élection présidentielle, l'appareil du Front national (FN). Avec un turnover défiant le sens commun, l'ex-FN a sacrifié à l'impératif des figures imposées des campagnes présidentielles non seulement son travail d'enracinement, mais également tout ce que beaucoup haïssaient dans le FN, c'est-à-dire les embryons de contre-culture et ses militants flirtant avec la figure du soldat-militant.

Au contraire de Marine Le Pen, Giorgia Meloni (présidente du Parti des conservateurs et réformistes européens, présidente des Frères d'Italie et héritière post-fasciste du Mouvement social italien, MSI) a cultivé la culture de droite italienne, ses réseaux, ses liens souvent familiaux. Elle démontre que c'est l'enracinement dans l'histoire de la Destra qui lui a donné quelques atouts pour survivre à l'ère Berlusconi. Le FN ressemblait au placard aux fantômes de Ghostbusters.

Imprudemment, le Rassemblement national (RN) en a donné les clés et le contenu à Éric Zemmour, dans le giron duquel a filé l'extrême droite culturelle et activiste. Longtemps, une des fonctions du FN fut de canaliser un nombre de personnalités à la limite du danger physique immédiat. Adhérant aux codes de l'engagement soumis aux critères d'une présidentielle tenant du show médiatique, ses obligés se sont tournés vers les réseaux Zemmour. Ce dernier a encore moins de mal avec eux qu'avec les militants de base du Rassemblement pour la République (RPR) des années 1990: insister avec un culot sans vergogne pour leur faire dire ce qu'il veut et leur faire acheter deux fois ses idées, Zemmour sait faire.

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Les effets secondaires des primaires ouvertes

Les primaires ouvertes, qui ne sont pas, sur le papier, le pire des modes de désignation des candidats à l'élection présidentielle, ont rabougri le rôle des militants au profit, dans le cas optimiste et souhaitable, de citoyens conscientisés, et, dans le pire des cas, de gens qui ont parfois une forme d'engouement consumériste et un brin immature. Combien d'ailleurs de candidats battus à ces diverses primaires ont choisi le long terme en construisant un appareil politique, potentiellement utile à leur ligne dans l'avenir?

Là est le problème, également: tout appareil politique diffusant une culture militante et organisant un collectif autour d'un projet devient une hypothèque sur le destin de candidats prompts à adapter leur ligne à l'air du temps.

Les ingrédients de la nouvelle politique ne peuvent que laisser le champ libre, à mesure que la crise sociale et politique infuse dans le pays, aux modes et aux pulsions.

Des partis politiques forts, drainant dans leur sillage un nombre de sympathisants liés à lui par la lecture de ses réflexions et positions, habitués au dialogue avec les membres de ce parti, peuvent organiser des primaires. En l'absence de cette construction à la fois quotidienne et de long terme, les primaires ouvertes le sont surtout aux modes et aux pulsions politiques les plus inattendues.

Il est vrai qu'on encense la nouvelle vie politique comme on encensait la nouvelle cuisine. Les ingrédients de cette nouvelle politique ne peuvent que laisser le champ libre, à mesure que la crise sociale et politique infuse dans le pays, aux modes et aux pulsions, bref à une dépendance à l'immédiateté, au (re)sentiment et à la brutalisation de notre vie politique. Cette brutalisation doit aussi beaucoup aux mésusages d'internet.

La brutalisation des codes en politique: un danger immédiat

Les réseaux sociaux parachèvent le tableau. Utiles pour diffuser ou organiser une communauté militante qui se doit de vivre et de prospérer off-line, c'est-à-dire dans la vraie vie, certains d'entre eux, à commencer par Twitter, il faut le constater, ont induit des codes aussi sommaires que violents. Nous commençons à peine à en mesurer les effets. La violence du réseau de microblogging en politique ne doit pas être sous-estimée: elle ne saurait rester cantonnée au monde online. Les menaces, accusations, etc., ont toute raison de déboucher sur une traduction physique dans le monde «réel».

Ainsi, le récent meeting d'Éric Zemmour peut apparaître comme un immense clash Twitter en présentiel. La haine qui a mijoté des années durant derrière des écrans ne peut pas se transformer en un dialogue courtois dans la vie réelle. À force de refuser de voir la violence politique en germe sur internet, on a laissé l'opportunité à la violence physique de faire irruption dans la vie démocratique. A ainsi prospéré une vision manichéenne au potentiel explosif dans des groupes militants qu'on aurait tort de cantonner dans leur totalité à la quête d'un exutoire sur les réseaux sociaux.

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Je suis allée au meeting de Zemmour à Villepinte, une certaine idée de l'enfer

Les gens ciblés au meeting d'Éric Zemmour sont ceux qu'un tourbillon de haine totalement obsessionnelle sur les réseaux désigne non plus comme des adversaires, mais comme des ennemis, voire comme des traîtres. À certains égards, en toute quiétude, on peut sans peine déshumaniser l'adversaire par écrans interposés. Croire que l'explosion de la violence militante en ligne ne déboucherait pas sur des passages à l'acte dans le monde réel relevait de la naïveté la plus extravagante.

Dans ce contexte d'instabilité de notre vie politique, liée à la fragmentation de sa sociologie, au poids des conséquences matérielles comme des visions du monde concurrentes et antagonistes qui l'animent, les campagnes présidentielles sont un catalyseur de la brutalisation des codes du débat public et le détonateur d'un affrontement toujours plus violent entre des familles politiques qui portent et se laissent porter par une radicalisation protéiforme.

Ces campagnes présidentielles étaient conçues comme une sorte de grande communion de la nation. Elles possèdent désormais des éléments induisant une «décivilisation» potentielle. Si les Français sont attachés à l'élection présidentielle au suffrage universel, il est temps néanmoins de débrancher un détonateur qui en fait un élément déterminant de la crise démocratique pouvant devenir létale pour notre pays.

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