Ainsi, le « dossier chinois » est toujours apparu moins saillant dans les réflexions publiques des dirigeants et des experts russes, hormis quelques rares publications de fond. En 2013, certains spécialistes russes s’intéressaient à la perspective d’une gestion triangulaire des relations nucléaires stratégiques dans la direction Asie Pacifique (en notant l’approche singulière chinoise de la stabilité stratégique et en jugeant que la croissance économique de la RPC, les dimensions de son budget de défense et ses programmes de modernisation des armements conventionnels et nucléaires ne permettaient pas de prendre au pied de la lettre la posture de Pékin : affichage d’une doctrine strictement défensive, de non-emploi en premier, et d’un attachement à conserver les forces nucléaires à un niveau minimal)Alexei Arbatov, Vladimir Dvorkin, « The Great Strategic Triangle », Carnegie Papers, avril 2013, p. 37.. D’autres, moins critiques sur la politique nucléaire chinoise affichée, se penchaient sur les facteurs faisant obstacle à l’éventuel engagement de la Chine dans les négociations de désarmement : le fait que les autres EDAN ne se soient pas engagés au non-emploi en premier de l’arme nucléaire, le développement d’un système de défense antimissile par les États-Unis et leurs alliés, le décalage entre les arsenaux américain et russe et les forces chinoises ; et, en potentiel, le problème de la militarisation de l’espace, la reconnaissance par les États-Unis de l’indépendance de Taïwan, l’état des relations triangulaires Chine-Inde-Pakistan, l’évolution de la situation autour de la Corée du NordAleksandr Kolbin, « Kitaï i iadernoe razoroujenie : vozmojno li sokrachtchenie strateguitcheskikh iadernykh sil KNR ? » [La Chine et le désarmement nucléaire : une réduction des forces nucléaires de la RPC est-elle possible ?], Indeks bezopasnosti, PIR Tsentr, n° 2 (101), tome 18, pp. 37-52..

Le point est intéressant lorsqu’on le met en rapport avec la « doctrine nucléaire » que Moscou a publiée en juin 2020. Ce texte précise que la dissuasion russe s’adresse aux pays qui, détenteurs d’armes nucléaires et/ou d’autres armes de destruction massive, voient la Russie comme un adversaire potentiel, soit les pays occidentaux (la Russie et la Chine se déclarent, quant à elles, « partenaires stratégiques »). D’ailleurs, des experts russes, voyant dans ce texte une confirmation que la nouvelle « doctrine nucléaire russe est moins centrée sur l’Asie orientale, l’Asie du Sud et le Moyen-Orient », en déduisent que « pour envisager un scénario nucléaire impliquant un État particulier ou une coalition, la Russie doit percevoir non seulement des capacités menaçantes mais aussi des intentions signalées ». Cela ne concernerait donc pas la Chine, bien que, selon eux, ses capacités nucléaires et conventionnelles soient objectivement suffisantes pour menacer la RussiePetr Topychkanov, « Russia’s Nuclear Doctrine Moves the Focus from Non-Western Threats », SIPRI Blog, 1er octobre 2020.. Bien que l’on ne sache guère estimer la teneur de la coopération en cours entre les deux pays sur un futur système d’alerte avancée chinois, l’évoquer présente l’intérêt, pour le Kremlin, d’incarner cette approche. En tout état de cause, on n’entend plus depuis un certain temps les spécialistes russes spéculer (pour s’en inquiéter) sur la taille de l’arsenal nucléaire chinois. Et les autorités russes ont évité, dans le cadre de la crise du traité FNI, de remobiliser les anciens arguments de l’État-Major russe relatifs à ses craintes quant aux menaces que les missiles de portée intermédiaire de la Chine (mais aussi de la Corée du Nord, de l’Inde, du Pakistan, de l’Iran et d’Israël) font peser sur la sécurité de la Russie (de son côté la Chine n’a pas incriminé la Russie par rapport aux accusations américaines sur ses violations du traité, et insisté plutôt sur son analyse de la situation comme découlant de la volonté américaine de s’en retirer).